La protection de l’image du policier : peut-on filmer le policier ?
Par Jean-Baptiste Thierry, Professeur, Université de Lorraine, Institut François Gény (EA7301), Chargé de mission, service juridique du Conseil constitutionnel
Il est un fait acquis : la police filme. Elle « fixe » des images[1], utilise la vidéosurveillance sur la voie publique[2], exploite les drones[3], se sert des caméras piétons[4], etc. Que ce soit dans le cadre des missions de police administrative ou de police judiciaire, les membres des forces de l’ordre[5] ont fréquemment recours à l’image. Il est également acquis que la dissimulation du visage est une infraction, a fortiori à proximité des manifestations. L’incrimination a notamment pour finalité de permettre l’identification d’auteurs d’infractions, même si l’on peut douter de l’efficacité d’une incrimination « d’auto-dénonciation ». L’article 431-9-1 du code pénal punit ainsi « d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis, de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime ». Il est encore un autre fait acquis : les missions de police supposent parfois une certaine discrétion, voire un secret. Ainsi, il est interdit de révéler l’identité de certains membres des forces de l’ordre[6]. De la même manière, la présence d’un journaliste lors d’un acte couvert par le secret de l’enquête ou de l’instruction est une cause de nullité de cet acte[7].
En revanche, lorsque les missions de police ne sont pas secrètes, qu’elles s’exercent à la vue de tous, rien ne justifie qu’elles ne puissent pas être filmées. On pense, par exemple, aux contrôles routiers[8], au maintien de l’ordre lors des manifestations, ou bien aux différents contrôles d’identité. Derrière cette évidence qui veut que ce qui est public n’est pas couvert par le secret, il y a un peu plus qu’une lapalissade. En effet, s’agissant des missions de police, c’est leur évolution même qui est en cause : ceux qui l’exercent sont vus et se donnent à voir. Depuis l’uniforme et les rondes policières, la présence policière doit se voir : elle rassure ou inquiète, dissuade ou excite, mais elle est visible. L’uniforme a une fonction de visibilité de celui qui le porte : « Le stationnement de jour et de nuit devenant permanent, il est indispensable […] que l’habitant et l’étranger attardés qui ont besoin de secours reconnaissent toujours sans hésitation les agents de la sûreté publique »[9]. On ne conçoit pas aujourd’hui d’action de police sans que cette action soit visible. Les dernières images des opérations « place nette » organisées par le ministère de l’intérieur le démontrent bien : « Les opérations « place nette » sont nécessairement accompagnées d’actions visibles et d’ampleur sur la voie publique »[10]. Des sergents de ville créés par un arrêté préfectoral du 12 mars 1829[11] aux opérations de maintien de l’ordre public filmées et diffusées, il y a une certaine permanence.
Si la police est visible, qu’elle est faite pour être vue, c’est qu’elle peut donc être filmée et photographiée. Certaines images ont marqué l’opinion, comme cette horde de policiers et de gendarmes gardant l’entrée du Conseil constitutionnel lors d’une manifestation contre la réforme des retraites. D’autres ont permis d’engager des investigations sur des faits susceptibles d’être infractionnels : l’affaire Michel Zecler[12], l’affaire Nahel Merzouk[13], l’affaire Hedi[14] sont autant de démonstrations de ce que filmer les forces de l’ordre, à leur insu, permet de révéler[15]. Que les forces de l’ordre soient filmées et photographiées est aujourd’hui une évidence qu’il ne s’agit pas de nier.
Au-delà de ces enregistrements qui démontrent que la possibilité de filmer des actions policières a pu être salutaire pour l’institution policière elle-même, l’article R. 434-15 du code de la sécurité intérieure oblige même à pouvoir identifier le policer ou le gendarme : « Le policier ou le gendarme exerce ses fonctions en uniforme. Il peut être dérogé à ce principe selon les règles propres à chaque force. Sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, il se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle ». C’est donc tout à la fois la fonction et la personne du policier ou du gendarme qui doit être identifiable. Filmer le policier est donc nécessaire pour permettre un contrôle, social et juridique, de la police.
Pour autant, filmer ou photographier un membre des forces de l’ordre peut ne pas être anodin. Diffuser son image peut le livrer à la vindicte populaire et le mettre en danger. Sans avoir le droit à l’anonymat, il est évident que la révélation d’éléments permettant d’identifier un policier et ainsi de le mettre en danger n’est pas un acte neutre. La tentation a donc existé de créer une exception (I). Le droit commun apparaît toutefois suffisamment armé (II).
I. La tentation de l’exception
Soucieux de « mieux protéger ceux qui nous protègent », selon la formule devenue consacrée[16], le législateur a cherché à créer une incrimination spécifique de provocation à l’identification d’un agent des forces de l’ordre. Le dispositif qui avait été créé a été censuré par le Conseil constitutionnel (A). Tirant les conséquences de cette censure, le législateur est revenu à la charge en créant une nouvelle incrimination, conforme aux exigences constitutionnelles (B).
A. – L’incrimination censurée
L’article 24 du projet de loi – devenu 52 de la loi – pour une sécurité globale préservant les libertés comportait deux incriminations[17]. Un premier article, qui devait être l’article 226-4-1-1 (sic) du code pénal, prévoyait : « La provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l’identification d’un agent de la police nationale, d’un agent des douanes lorsqu’il est en opération, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de la police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ». Le second alinéa du texte appliquait les mêmes peines en cas de provocation à l’identification, dans le même but, du conjoint, du partenaire lié par un pacte civil de solidarité, du concubin, de l’ascendant ou de l’enfant d’une personne mentionnée au premier alinéa.
Le délit ainsi envisagé n’était pas très clair, on en conviendra. En premier lieu, son élément matériel rendait difficile la délimitation du champ d’application de cette incrimination. Il évoquait la provocation mais il ne s’agissait de la provocation à la commission d’une infraction, ce que le droit pénal connaît par ailleurs. La provocation incriminée était une provocation à l’identification d’une personne. Autrement dit, était incriminée une provocation à un acte qui n’était en lui-même aucunement infractionnel. La chose n’est certes pas inédite, si l’on songe à la provocation au suicide[18], mais elle n’est pas très répandue. Souhaitant créer une infraction obstacle empêchant la commission d’atteintes à l’intégrité des membres des forces de l’ordre, le législateur avait incriminé un comportement très éloigné de ces atteintes. Matériellement, il n’était en outre pas très facile de voir à quel type de comportement une telle provocation à l’identification pouvait s’appliquer : filmer un policier ? Diffuser son image ? Diffuser son nom ? Enfin, l’agent visé par cette provocation à l’identification devait agir dans le cadre d’une « opération de police », ce qui excluait donc le cas des missions purement douanières et obligeait à savoir de quel type d’opération il était question.
Du point de vue de l’élément moral, le délit était évidemment intentionnel. Pensant en restreindre l’application, le législateur avait prévu que la provocation à l’identification devait être réalisée « dans le but manifeste » qu’il soit porté atteinte à l’intégrité. Sur ce point, l’utilité de l’infraction était toute relative : le caractère manifeste de la finalité poursuivie par l’auteur des faits aurait obligé à se fonder sur des éléments extérieurs, comme des appels à la violence, qui sont déjà susceptibles d’être punis par le biais des menaces ou de la complicité, par exemple.
De ces incertitudes découlait un risque réel de censure, bien mis en avant par Evan Raschel : l’incrimination « permettrait non seulement l’interpellation des journalistes ou citoyens équipés de caméras ou smartphones, mais encore leur placement en garde à vue, sur seule décision d’un officier de police judiciaire »[19].
L’ensemble de ces malfaçons a justifié la censure de l’incrimination. Dans sa décision du 20 mai 2021, le Conseil constitutionnel a en effet relevé que la notion d’opération de police n’était pas définie : « Le législateur a fait de cette dernière exigence un élément constitutif de l’infraction. Il lui appartenait donc de définir clairement sa portée. Or, ces dispositions ne permettent pas de déterminer si le législateur a entendu réprimer la provocation à l’identification d’un membre des forces de l’ordre uniquement lorsqu’elle est commise au moment où celui-ci est « en opération » ou s’il a entendu réprimer plus largement la provocation à l’identification d’agents ayant participé à une opération, sans d’ailleurs que soit définie cette notion d’opération ». Il a également relevé que l’élément moral du délit était trop imprécis : « faute pour le législateur d’avoir déterminé si « le but manifeste » qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique ou psychique du policier devait être caractérisé indépendamment de la seule provocation à l’identification, les dispositions contestées font peser une incertitude sur la portée de l’intention exigée de l’auteur du délit »[20].
B. – L’incrimination adoptée
Il est habituel que s’instaure un dialogue entre le législateur et le Conseil constitutionnel : les censures ne sont pas des fins de non-recevoir et le législateur peut revoir sa copie en prenant en compte les raisons de la censure. C’est ainsi que, très rapidement[21], un nouveau délit a été pensé par le législateur, figurant désormais à l’article 223-1-1 du code pénal. Si la rédaction de celui-ci n’est pas exempte de critiques[22], il faut toutefois reconnaître que son champ d’application est plus restreint. Le premier alinéa de l’article incrimine prévoit ainsi que « Le fait de révéler, de diffuser ou de transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser aux fins de l’exposer ou d’exposer les membres de sa famille à un risque direct d’atteinte à la personne ou aux biens que l’auteur ne pouvait ignorer est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende »[23].
D’abord, l’article 223-1-1 ne concerne plus les seuls membres des forces de l’ordre. L’incrimination protège tout le monde : il s’agit d’une forme particulière de mise en danger, comme l’indique sa place au sein du code pénal. Ensuite, l’infraction ne vise plus la provocation à l’identification, mais la révélation de l’identité. Si le comportement visé n’est a priori guère évident, il est tout de même beaucoup plus restreint que le brouillon de la loi « sécurité globale ». Alors qu’il était impossible de déterminer avec précision ce que recoupait exactement la notion de « provocation à l’identification », l’incrimination de la révélation de l’identité par diffusion ou transmission d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne est bien plus circonscrite. On objectera que la vie familiale ou professionnelle est floue, mais c’est oublier que l’application du texte est placée sous le contrôle d’un juge permettant d’éviter une appréciation arbitraire. Enfin, la révélation de l’identité doit exposer à un risque, ce qui est également précisé. Alors que feu l’article 226-4-1 établissait un lien impossible entre la provocation à l’identification et le but manifeste de porter atteinte à l’intégrité, le nouveau délit précise bien que la révélation de l’identité est faite dans le but d’exposer à un risque. Le Conseil d’État l’avait bien relevé dans son avis sur le projet de loi : « Dès lors que la caractérisation de l’infraction impose la démonstration d’une intention particulière de nuire qui permet de ne réprimer que les comportements commis dans le but de porter atteinte à une personne ou à sa famille, elle n’a pas pour objet et ne peut avoir pour effet de réprimer la révélation ou la diffusion de faits, de messages, de données, de sons ou d’images qui ont pour but d’informer le public alors même que ces informations pourraient ensuite être reprises et retransmises par des tiers dans le but de nuire à la personne qu’elles permettent d’identifier ou de localiser »[24].
Autrement dit, le risque de censure mis en lumière par Evan Raschel est ici écarté puisqu’on voit mal comment l’acte même de filmer serait susceptible de faire l’objet d’une réponse policière. La rédaction de l’infraction est certes « tortueuse »[25], l’infraction est bien une infraction formelle et les comportements visés correspondent à ceux qui ont donné lieu à l’assassinat de Samuel Patty. Il y a certes une part d’appréciation du juge. Comme le relève Emmanuel Dreyer « c’est une infraction-obstacle d’un genre particulier car le résultat envisagé […] n’est pas un événement certain mais un événement incertain. Ce n’est pas une infraction plus grave, mais un simple risque d’infraction plus grave. Il s’agit d’introduire un calcul de probabilité, ce qui est évidemment dangereux. En effet, la perception du risque par le juge semble assez subjective »[26].
Certes, des interrogations demeurent sur la manière dont le texte s’appliquera : la personne pourrait ne pas avoir été exposée à un risque, même si l’incrimination exige tout de même que la révélation soit faite dans ce but. Elle sera donc circonstanciée. Au demeurant, c’est le propre d’une incrimination nouvelle d’avoir des incertitudes sur son interprétation[27].
Le principe d’une incrimination de mise en danger spécifique, englobant tous les citoyens et pas seulement « ceux qui nous protègent », permet d’éviter une catégorisation trop importante du droit criminel : les circonstances aggravantes permettent de montrer que le législateur attache une importance différente aux révélations concernant des personnes particulières, qui incarnent un peu plus qu’elles-mêmes en quelque sorte. Le législateur n’a, en la matière, rien à gagner à s’extraire du droit commun.
II. L’application du droit commun
Le droit commun suffit à protéger les policiers contre les utilisations abusives de leur image. Au demeurant, une interdiction générale de filmer ou de photographier porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Il est donc juridiquement possible de filmer les policiers (A) car il est nécessaire de filmer la police (B).
A. – La possibilité juridique de filmer les policiers
Cette possibilité découle su silence de la loi : aucune disposition particulière n’interdit de filmer les forces de l’ordre. Il n’existe que des dispositions spéciales qui sont destinées à protéger les investigations[28] ou les membres de certaines unités. Par exemple, l’article 39 sexies de la loi du 29 juillet 1881 punit d’une amende de 15 000 euros le fait de révéler, par quelque moyen d’expression que ce soit, l’identité des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de personnels civils du ministère de la défense ou d’agents des douanes appartenant à des services ou unités désignés par arrêté du ministre intéressé et dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l’anonymat, est puni d’une amende de 15 000 euros. La liste des services et unités concernés est prévue par l’arrêté du 7 avril 2011 relatif au respect de l’anonymat de certains fonctionnaires de police et militaires de la gendarmerie nationale[29], l’arrêté du 7 avril 2011 relatif au respect de l’anonymat de militaires et de personnels civils du ministère de la défense[30] et l’arrêté du 20 octobre 2016 relatif à la préservation de l’anonymat des membres des unités des forces spéciales[31].
La jurisprudence relative à cette incrimination n’est guère abondante. La Cour de cassation a précisé que l’interdiction de révélation de l’identité « n’est pas limitée à la révélation des nom et prénom des personnes concernées mais s’applique à la diffusion d’informations qui en permettent l’identification »[32]. Elle avait également refusé de renvoyer une QPC en jugeant que « la rédaction du texte en cause est conforme aux principes de clarté, d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi pénale dont elle permet de déterminer le champ d’application sans porter atteinte au principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines et à celui de la liberté d’expression »[33].
Plus largement les informations nominatives peuvent être portées à la connaissance du public, comme l’a rappelé la Cour de cassation en matière civile, au visa de l’article 9 du code civil « qu’est légitime à condition d’être directement en relation avec l’événement qui en est la cause la révélation dans la presse du nom d’un fonctionnaire de police à propos de faits relatifs à son activité professionnelle et ne constitue donc pas une atteinte au respect de la vie privée »[34].
La liberté de photographier ou de filmer les policiers est rappelée depuis longtemps dans un texte sans grande valeur normative qui a le mérite de rappeler aux forces de l’ordre ce qu’il est possible de faire. La circulaire du 23 décembre 2008 relative à l’enregistrement et diffusion éventuelle d’images et de parole de fonctionnaires de police dans l’exercice de leurs fonctions rappelle ainsi justement : « Les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image […]. La liberté de l’information, qu’elle soit le fait de la presse ou d’un simple particulier, prime sur le respect du droit à l’image ou de la vie privée dès lors que cette liberté n’est pas dévoyée par une atteinte à la dignité de la personne ou au secret de l’enquête et de l’instruction. Les policiers ne peuvent donc s’opposer à l’enregistrement de leur image lorsqu’ils effectuent une mission. Il est exclu d’interpeller pour cette raison la personne effectuant l’enregistrement, de lui retirer son matériel ou de détruire l’enregistrement ou son support »[35].
B. – Le nécessité de filmer la police
Lors de la discussion parlementaire de la loi pour une sécurité globale préservant les libertés, la Défenseure des droits avait rappelé « l’importance du caractère public de l’action des forces de sécurité qui permet son contrôle démocratique, notamment par la presse et les autorités en charge de veiller au respect de la loi et de la déontologie »[36]. Or, « une loi qui interdirait de filmer l’image des policiers entraverait certainement la possibilité de filmer les opérations de police elles-mêmes »[37]. Il est légitime et nécessaire de connaître l’action de la police.
Cette nécessité répond à ce que l’on appelle la « sousveillance » de l’action de la police, c’est-à-dire une surveillance qui va du bas vers le haut, du citoyen vers l’autorité[38]. Le législateur l’a bien compris : l’utilisation des caméras piétons permet d’offrir un contre-champ, le point de vue subjectif du membre des forces de l’ordre[39]. Cette volonté de transparence de l’action policière est louable, elle restaure une forme de contradictoire dans l’appréciation de la preuve, à la fois pour le citoyen et le membre des forces de l’ordre.
Pour autant, cette nécessité de filmer la police ne doit pas laisser penser qu’il s’agit d’une panacée. Car en effet, les amateurs de cinéma le savent bien, lorsqu’on filme, le champ est aussi important que le hors-champ. Ce qui se passe avant et après l’enregistrement est aussi fondamental. Filmer sans contextualiser n’a pas une grande utilité s’il ne s’agit que de mettre à disposition des images brutes, sans accompagnement. Pour qui est ignorant des techniques de maintien de l’ordre, on peut être heurté par certaines images. Il faut donc se garder d’une croyance dans la « vérité des images » qui n’empêche pas son instrumentalisation, dans un sens ou dans l’autre.
En outre, comme le montrent Michael Meyer et Samuel Tanner, filmer les policiers va bien au-delà du contrôle de leur action : cela a une influence sur les pratiques policières elles-mêmes. Se sachant sous l’œil de la caméra, le policier réagit différemment. Sa manière de patrouiller, de contrôler en est affectée : il existe, quoiqu’on en dise, un arbitraire policier, un instinct né de la pratique professionnelle qui entraîne une réaction donnée. Or, « les images et le risque réputationnel interfèrent dans le calcul opéré par les policiers, dès lors qu’ils anticipent que leur professionnalisme sera surtout jugé sur la base de leur performance visuelle et médiatique »[40]. Les auteurs s’appuient notamment sur la notion de « police image repair »[41] qui oblige la police à gérer les dommages subis par l’image qu’elle donne à voir : « Cette nouvelle tâche contraint la police à une obligation toujours plus grande de se justifier, tant envers les autorités que l’opinion publique »[42]. On pourrait même craindre un risque d’engorgement résultant de cette surveillance : « si la nouvelle visibilité réduit très certainement le secret de l’intervention policière, elle provoque par contre, en aval, un effet contre-productif d’engorgement du système de surveillance – et de sanction – de la police »[43].
L’image ne doit donc entraîner ni confiance absolue ni défiance systématique : elle est une preuve comme une autre, qu’il faut savoir appréhender complètement et de manière contradictoire. Mal utilisée, elle n’entraînera que défiance envers les forces de l’ordre. Bien comprise, elle ne peut qu’inciter à renforcer la confiance.
[1] Art. 706-96 et suivants du code de procédure pénale.
[2] « Le procureur de la République tient des articles 39-3 et 41 du code de procédure pénale le pouvoir de faire procéder, sous son contrôle effectif et selon les modalités qu’il autorise s’agissant de sa durée et de son périmètre, à une vidéosurveillance sur la voie publique, aux fins de rechercher la preuve des infractions à la loi pénale » : Crim., 8 déc. 2020, n° 20-83.885.
[3] Art. 230-47 et suivants du code de procédure pénale, art. L. 242-1 et suivants du code de la sécurité intérieure.
[4] Art. L. 241-1 du code de la sécurité intérieure.
[5] La présente contribution s’intéresse aux forces de l’ordre, et non aux seuls policiers.
[6] Art. 39 sexies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[7] Crim., 19 décembre 2023, n° 23-81.286. Crim., 10 janv. 2017, n° 16-84.740. Cons. const., 2 mars 2018, n° 2017-693 QPC.
[8] Même si le cas particulier de la révélation du lieu des contrôles routiers est prévu. Par exemple, l’article R. 413-15 du code de la route punit le fait de détenir des appareils permettant de déceler les radars. La Cour de cassation considère que l’information sur les radars n’entre pas dans le champ d’application de l’incrimination : Crim., 6 sept. 2016, n° 15-86.412. Pour autant, l’article L. 130-11 permet à l’autorité administrative d’interdire aux exploitants de services d’aide à la conduite de diffuser des informations sur certains contrôles. Sur ces dispositions : Cons. const., 24 nov. 2021, n° 2021-948 QPC.
[9] P. Piétri, Demande de crédit pour les trois derniers mois de l’année 1854 au Conseil Municipal de la ville de Paris, 10 octobre 1854, cité in Q. Deluermoz, « L’ordre incarné. Corps du policier en tenue et identité sociale, Paris, 1860-1880 », Hypothèses, vol. 6, n° 1, 2003, p. 37.
[10] « L’unité d’investigation nationale et les opérations « place nette », deux dispositifs pour renforcer la sécurité du quotidien », https://www.police-nationale.interieur.gouv.fr/, 17 janv. 2024.
[11] Art.3 : « Les Sergents de villes porteront dans l’exercice de leur fonction un habit ou redingote, uniforme en drap bleu, boutons aux armes de la ville, pantalon et gilet bleus, chapeau à cornes, une canne à pomme blanche, aux armes de la ville de Paris » : arrêté préfectoral du 12 mars 1829 portant création des sergents de ville parisiens, disponible sur https://criminocorpus.org/.
[12] N. Chapuis, S. Piel, « Une pluie de coups et des mensonges : retour sur le passage à tabac du producteur de musique Michel Zecler par trois policiers », Le Monde, 27 nov. 2020.
[13] Le jeune homme est mort à la suite d’un tir policier.
[14] Le jeune homme a été touché par un tir de LBD à Marseille, amputé d’une partie du crâne.
[15] P. Pascariello, « Des policiers renvoyés devant une cour criminelle pour des violences aggravées et de faux procès-verbaux », Mediapart, 12 juill. 2023. Pour une vidéo montrant un policier jetant un sachet de stupéfiants derrière un individu contrôlé : « Policiers de Seine-Saint-Denis : la vidéo qui montre comment ils ont piégé une de leurs victimes », 2 juill. 2020.
[16] L. Sanchez, R. Aubert, « Forces de l’ordre : vingt-cinq ans de lois pour « protéger ceux qui nous protègent » », Le Monde, 20 déc. 2020.
[17] La seconde incrimination a subsisté. Il s’agit de l’article 226-16-2 du code pénal : « Le fait de procéder ou de faire procéder à un traitement de données à caractère personnel relatives à des fonctionnaires ou à des personnes chargées d’une mission de service public en raison de leur qualité hors des finalités prévues par le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/ CE (règlement général sur la protection des données) et par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 précitée est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende ».
[18] Art. 226-13 C. pén.
[19] E. Raschel, « Pénalisation de la diffusion d’images des forces de l’ordre : une proposition de loi inutile et dangereuse », D. 2020, p. 2298.
[20] Décision n° 2021-817 DC, 20 mai 2021, paragr. 163.
[21] L’incrimination a été créée par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le délit a déjà été modifié par la loi n° 2024-247 du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux. Le texte a ajouté, parmi les personnes protégées, les candidats à un mandat électif public (et leurs proches).
[22] F. Safi, « La haine en ligne et le délit de mise en danger d’autrui », Dr. pén., 2024, ét. 6.
[23] Le dernier alinéa du texte précise que « Lorsque les faits sont commis par voie de presse écrite ou audiovisuelle ou de communication au public en ligne, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables ».
[24] Conseil d’État, assemblée générale, 3 déc. 2020, n° 401549.
[25] A. Lepage, « Création d’un délit de mise en danger d’autrui par la diffusion d’informations (C. pén., art. 223-1-1) », Comm. comm. élect., 2021, comm. 83.
[26] E. Dreyer, « La création d’un risque pour la personne ou ses biens par la diffusion d’informations », Gaz. pal., 16 févr. 2021, n° 7, p. 75.
[27] Même les plus classiques donnent lieu à des débats, et pas des moindres, si l’on songe au vol ou à l’abus de confiance
[28] V. supra.
[29] La dernière version de la liste résulte de l’arrêté du 29 janvier 2024 modifiant diverses dispositions relatives à la police nationale.
[30] La dernière version est celle résultant de l’arrêté du 7 mai 2020 portant actualisation de deux arrêtés relatifs au respect et à la préservation de l’anonymat de militaires et de personnels civils du ministère des armées.
[31] La dernière version est celle résultant de l’arrêté du 7 mai 2020 mentionné ci-dessus.
[32] Crim., 12 déc. 2017, n° 17-80.818 et n° 17-80.821.
[33] Crim., 6 déc. 2011, n° 11-90.091.
[34] Civ. 2e, 29 avr. 2004, n° 02-19.432.
[35] Circ. 23 déc. 2008, n° 2008-8433-0. Pour le rappel de cette circulaire : H. Diaz, « Documenter l’action de la police : état des lieux et perspectives », Dalloz actualité, 1er déc. 2020.
[36] Avis du Défenseur des droits, 3 nov. 2020, n° 20-05.
[37] E. Raschel, art. préc.
[38] M. Meyer, S. Tanner, « Filmer et être filmé. La nouvelle visibilité policière à l’ère de la sousveillance », Réseaux, vol. 201, n° 1, 2017, p. 215.
[39] Très subjectif : l’article L. 241-1 du code de la sécurité intérieure précise bien que l’enregistrement n’est pas permanent et l’accès aux enregistrements est restreint.
[40] Ibidem.
[41] A. J. Goldsmith, « Policing’s new visibility », The British Journal of Criminology, vol. 50, n° 5, sept. 2010, p. 914.
[42] M. Meyer, S. Tanner, préc.
[43] Ibidem.