Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2020
Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH et Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH
Comme à l’accoutumée, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme rendue au cours du second semestre 2020 se révèle particulièrement riche, avec notamment plusieurs arrêts importants sur le terrain du droit à un procès équitable, qu’il s’agisse du cadre légal applicable à la nomination des juges à la Cour d’appel islandaise (Gde ch., 1er déc. 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c/ Islande, n° 26374/18) ou de la question de savoir si l’article 6 est applicable à une procédure de sanction à l’encontre d’un avocat (Gde ch., 22 déc. 2020, Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c/ Islande, n° 66273/14) 1; l’article 1 du Protocole n°7, sur les garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers, resurgit à la faveur de l’arrêt rendu en Grande chambre, le 15 octobre, dans l’affaire Muhammad et Muhammad c/ Roumanie (n° 80982/12), concernant l’expulsion de trois ressortissants pakistanais, soupçonnés de terrorisme, sur la base d’informations classées secrètes qui ne leur avaient pas été communiquées. Qui n’a pas entendu parler de l’arrêt Ayoub et a. (8 oct. 2020, Ayoub et autres c/ France, n° 77400/14) à propos la dissolution d’organisations d’extrême droite, rendu dans un contexte politique particulier en France marqué par la dissolution de deux associations ayant des liens avec l’islam radical (Barakacity et le CCIF) et la discussion du projet de loi confortant le respect des principes de la République qui comprend de nombreuses dispositions sur la dissolution des associations. Enfin, en l’espace de quelques mois, le corpus jurisprudentiel relatif à la délivrance de repas conformes aux préceptes religieux en milieu carcéral s’est considérablement enrichi (10 nov. 2020, Neagu c/ Roumanie, n° 21969/15 ; 10 nov. 2020, Saran c/ Roumanie, n°65993/16).
Malheureusement, les années se suivent et se ressemblent de sorte que, comme en 2019, la Cour a (comme la Cour de justice de l’Union d’ailleurs), une nouvelle fois, été confrontée à des affaires illustrant la « déliquescence démocratique (qui) a cours au sein de nombreux Etats » européens 2. Emblématique à cet égard est l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2) (Gde ch., 22 déc. 2020, n° 14305/17), concernant la levée de l’immunité parlementaire et les procédures pénales engagées contre Selahattin Demirtas, coprésident du deuxième plus grand parti d’opposition en Turquie, le Parti démocratique du peuple kurde (HDP) et député à l’époque des faits. Ses conséquences resteront gravées dans les annales conventionnelles. « A la suite du prononcé de l’arrêt le 22 décembre, le site internet de la Cour européenne des droits de l’homme a fait l’objet d’une cyberattaque de grande ampleur qui l’a rendu temporairement inaccessible ». Ce communiqué lapidaire de la Cour en date du 23 décembre 2020 suggère clairement l’existence d’un lien entre l’attaque informatique dont a fait l’objet le site de la Cour et le prononcé de l’arrêt de Grande chambre. Le même jour, le Président Erdogan dénonçait « une décision entièrement politique. (…) Demander la libération de celui qui est responsable de la mort de 39 de nos concitoyens relève d’une politique de deux poids deux mesures, c’est de l’hypocrisie ». C’est dire que la Cour est attaquée de toutes parts, notamment de la part de régimes qui ont manifestement choisi de reléguer les valeurs de l’Etat de droit aux oubliettes de l’Histoire.
Le contentieux européen des droits de l’homme est toujours le reflet des crises qui traversent l’Europe. Affaire Navalny, conflit dans le Haut-Karabagh, crise du covid-19… Le réflexe conventionnel est devenu presque automatique, même pour les Etats (!) alors qu’on « avait presque fini par oublier que chaque État membre du Conseil de l’Europe peut saisir la Cour européenne des droits de l’homme de tout manquement à la Convention qu’il croit pouvoir imputer à un autre État membre » 3,. On assiste en effet à une montée en puissance des requêtes interétatiques. La Cour assume pleinement son rôle et n’hésite pas dans ces affaires sensibles à indiquer aux Etats des mesures provisoires. En ce qui concerne la crise du covid-19, la décision Le Mailloux c/ France du 3 décembre (n° 18108/20) retient l’attention, même si la requête est jugée irrecevable. Dans cette affaire, le requérant se plaignait, sur le terrain des obligations positives, des omissions de l’État dans la gestion de la crise de la covid-19. La Cour n’a aucune difficulté à relever que ces griefs n’avaient pas été invoqués lors de la procédure de référé introduite devant le Conseil d’Etat. Alors que son contrôle s’inscrit désormais dans une logique d’objectivisation, le juge européen renoue avec la réitération sacramentelle de l’impossibilité pour les particuliers de se plaindre d’une loi in abstracto : le requérant doit se prétendre effectivement lésé par la violation qu’il allègue et avoir fait l’objet d’une mesure individuelle d’application, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le grief formulé par le requérant s’apparente à une actio popularis. C’est un avertissement clair et ferme adressé à tous ceux qui souhaiteraient contester des mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre la covid-19 : la saisine du juge national pour en contester la compatibilité avec les exigences conventionnelles est un préalable nécessaire.
Les deuxième et troisième vagues épidémiques n’ont pas remis en cause l’inappétence avérée des d’Etats pour l’arme de la dérogation. Tout au plus, peut-on constater une attitude équivoque des Etats dérogeants. Certains d’entre eux (Georgie, Lettonie) ont retiré leur dérogation à l’issue de la « première vague », et n’ont pas jugé nécessaire de la réintroduire pour faire face – parfois exactement avec les mêmes mesures – aux seconde et troisième vagues (Macédoine).
Mise en exergue dans une précédente livraison, la question des conditions de détention indignes continue d’alimenter le contentieux strasbourgeois. Dans un arrêt Barbotin c/ France du 19 décembre 2020 (n°25338/16), la Cour constate une violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 parce que le Conseil d’État, par un arrêt du 2 décembre 2015, avait admis que cinq cent euros suffisaient à réparer le préjudice moral consécutif à quatre mois de détention dans des conditions indignes. On le sait, cette question a été au cœur d’une saga judiciaire marquée par des décisions très audacieuses de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel. L’entente de ces juges, qui ont si vite et si bien suivi les recommandations de la Cour européenne 4, a permis de faire émerger la figure inédite de « l’arrêt pilote dialogué » 5. Le 19 octobre, le Conseil d’État a lui préféré déclarer forfait, faute de moyens de participer à cette entente des juges contre l’indignité des conditions de détention. Saisie par l’OIP sur le terrain du référé-liberté à propos des conditions de détention à la prison de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), la Haute juridiction administrative a réitéré une solution classique, à savoir que les limites de l’office du juge du référé-liberté, indissolublement liées à l’urgence exceptionnelle qui s’attache à sa saisine, s’opposent à ce qu’il enjoigne à l’administration pénitentiaire des mesures structurelles, de telles demandes pouvant au demeurant être adressées au juge administratif ne statuant pas en référé 6. Autrement dit, le juge des référés ne peut modifier l’étendue des pouvoirs qui lui ont été conférés par le législateur. On pourra y voir une prudence excessive, en rupture avec des décisions plus courageuses concernant l’office du juge des référés.
En ce qui concerne la fonction consultative de la Cour de Strasbourg, deux nouvelles demandes d’avis ont été adressées à la Cour dont l’une dans un cas de figure tout à fait inédit d’inexécution d’un précédent arrêt de la Cour 7. En effet, la demande porte sur la législation relative à l’impeachment, en cause dans une affaire relative au rejet d’une candidature d’une ancienne député destituée pour les élections législatives de 2020. A ses yeux, ce refus ne prend pas en compte la jurisprudence européenne telle qu’elle résulte de l’arrêt Paksas condamnant la Lituanie en raison du caractère définitif et irréversible de l’inéligibilité au mandat législatif d’un ancien président de la République 8. En effet, le 5 septembre 2012, la Cour constitutionnelle lituanienne a censuré une disposition législative qui permettait, à une personne démise de son mandat dans le cadre d’une procédure d’impeachment, de se porter candidate aux élections parlementaires quatre ans après ladite procédure. Soulignant le pouvoir d’appréciation des autorités dans l’exécution des arrêts rendus par le juge européen, la Cour constitutionnelle avait, à l’image de la Cour constitutionnelle russe 9, conditionné leur exécution au respect la Constitution. Faut-il voir dans ces nouvelles demandes d’avis le signe du succès de la nouvelle procédure de demande d’avis ? Répondre par l’affirmative serait pour le moins téméraire. Car pour l’heure le juge européen n’est pas submergé par les demandes d’avis. Aussi, convient-il de demeurer très vigilant aux prochaines décisions du collège de cinq juges sur l’admissibilité.
Pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2020, cette dixième livraison s’articulera autour de cinq thématiques qui entendent rendre compte de tendances significatives de la jurisprudence européenne, que ce soit sur le fond – dans l’interprétation des garanties conventionnelles et des exigences qui y sont attachées – ou dans le fonctionnement même du système conventionnel : la Cour européenne et la géopolitique (I), les implications du droit à des élections libres (II), le contentieux des étrangers et de l’asile (III), la lutte contre les extrémismes (IV) et la liberté de religion en détention (V).
I – Cour Européenne des droits de l’homme et géopolitique
A- Le jeu du recours interétatique
Commentant l’avis 2/13 avec le Professeur L. Coutron 10, nous avions relevé que l’idée d’un contournement du recours en manquement par l’utilisation du recours interétatique, mise en avant par la Cour de justice, devant la Cour de Strasbourg ne manquait pas d’intriguer tant elle occultait l’inappétence avérée des Etats européens pour les recours interétatiques. En effet, le décalage était grand entre l’importance de ce recours dans le système de la Convention et sa mise en œuvre pour le moins erratique.
Prévus par l’article 33 de la Convention, les recours interétatiques ne visent pas à faire respecter les droits propres d’un Etat par la protection de ses ressortissants. Les recours interétatiques ont, dès l’origine, été conçus par la Commission européenne des droits de l’homme, dans une formule singulièrement énergique, comme indissolublement liés au caractère objectif de la Convention, leur finalité étant de soumettre à la Cour « une question qui touche à l’ordre public de l’Europe » 11. Ou, pour le dire autrement, ils sont l’essence de la garantie collective. Véritable trait saillant du recours interétatique, l’objectivité permet de faire prévaloir un intérêt commun de respect des droits de l’homme sans que l’Etat ait à justifier d’un intérêt à agir ou d’un lien avec les personnes victimes d’une violation de leurs droits. Toutefois, à une telle approche, s’oppose une pratique beaucoup moins vertueuse qui met en exergue les intérêts et la souveraineté des Etats. Le recours interétatique n’a pas rempli le rôle qui lui a été assigné. Craignant d’être victimes à leur tour du recours interétatique, les Etats évitent soigneusement le recours à l’article 33. En 2015, le constat était éloquent : seules trois requêtes étatiques avaient donné lieu à un arrêt au fond de la Cour 12.
Depuis lors, ce ne sont pas moins de onze affaires interétatiques qui ont été introduites devant la Cour européenne. A l’évidence, nous assistons à une montée en puissance des requêtes interétatiques même si l’on doit reconnaître que la plupart des affaires ont pour toile de fond un conflit diplomatique ou militaire entre deux ou plusieurs Etats (le conflit armé entre la Géorgie et la Russie en 2008 ainsi que les événements en Crimée et à l’est de l’Ukraine en 2014). D’ailleurs, le 27 novembre 2020, la Grande Chambre a décidé de joindre à l’affaire interétatique Ukraine c/ Russie (concernant l’est de l’Ukraine) deux autres requêtes interétatiques (Ukraine c/ Russie (II) n° 43800/14 et Pays Bas c/ Russie, n° 28525/20) qui étaient alors pendantes devant une chambre. Il advient que le recours interétatique soit instrumentalisé, par exemple pour défendre les intérêts d’une personne morale ne pouvant pas présenter de recours au titre de l’article 34 et partant pour contourner une irrecevabilité constatée d’un recours individuel. Qu’on en juge. Dans l’affaire Slovénie c/ Croatie (Gde. ch., 16 déc. 2020, n° 54155/16), le gouvernement requérant se plaignait du comportement des autorités croates qui ont empêché une banque slovène de faire valoir ses créances auprès de sociétés croates. La requête pouvait-elle être jugée recevable sur le terrain de l’article 33 alors que dans une précédente décision 13, la Cour avait jugé que la Banque de Ljubljana n’était pas une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention ?
Le moins que l’on puisse dire est que la réponse donnée par la Cour européenne fait écho à la disputatio, qui a traversé les rangs des internationalistes dans les années 1990, sur l’autonomie du droit international des droits de l’homme par rapport au droit international général. D’ailleurs, sur le plan doctrinal, la controverse est aujourd’hui loin d’être « dépassée », ainsi que l’illustrent les conclusions très engagées du Professeur Sudre au colloque de Toulouse en 2015 sur la protection des droits de l’homme par les Cours supranationales 14et l’article, en guise de réponse, publié par le Professeur Touzé à la RGDIP en 2018 « Le droit européen des droits de l’homme sera International ou ne sera pas ? Pour une approche autopoïétique du droit international » 15.
D’emblée, le juge européen est d’avis que « la question principale qui se pose en l’espèce se rapporte non pas à la recevabilité au sens étroit de ce terme, mais à sa compétence, au sens de l’article 32 de la Convention » (§ 44). A la question de savoir si la Convention, en tant que traité de protection des droits de l’homme, peut créer des droits fondamentaux pour les personnes morales détenues ou administrées par l’État, la Cour apporte tout d’abord un élément de réponse important quant à son positionnement, à savoir qu’elle ne limitera pas au seul droit conventionnel européen. Car, il s’agit d’une problématique générale de droit international « en particulier à la lumière de la spécificité universellement reconnue aux traités [de protection des droits de l’homme] » (§ 44). Quoique inspiré par la spécificité de la norme européenne protectrice des droits de l’homme, le raisonnement est également tourné vers le droit international. En ce sens, l’appel explicite aux règles d’interprétation prévues par les articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 s’accompagne d’une référence appuyée au caractère objectif de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans le sillage de précédents dénués d’ambiguïté, la Cour souligne que « les notions juridiques employées à l’article 34 de la Convention doivent être interprétées de manière autonome, indépendamment des notions pertinentes de droit interne » (§ 63). Ce qui importe en effet, c’est de savoir si la société en question « jouit d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État ».
Surtout, en réponse à l’argumentation du gouvernement requérant appelant à une dissociation des critères d’interprétation d’organisation non gouvernementale au sens des articles 33 et 34 de la Convention, la décision oppose l’interprétation harmonieuse de la Convention. De surcroît, fidèle à une démarche désormais banale de « globalisation des sources » 16rétive à tout argument de fermeture et d’isolement, la décision Slovénie c. Croatie exploite des sources externes à la Convention. En effet, la Cour prend un soin particulier à rappeler les grandes jurisprudences régionales et internationale affirmant le caractère objectif du droit international des droits de l’homme. De l’avis de la Cour internationale de justice rendu le 28 mai 1951 relatif aux réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, en passant par celui rendu par la Cour de San José le 24 septembre 1982 sur les effets des réserves à l’entrée en vigueur de la convention américaine et sans oublier le Comité des droits de l’homme avec l’observation générale n° 24 du comité des droits de l’homme adoptée le 4 novembre 1994 sur les réserves au Pacte international sur les droits civils et politiques : elle fait feu de tout bois. A notre connaissance, c’est la première fois que le juge européen s’appuie sur ces jurisprudences régionale et internationale pour mieux souligner la singularité de la norme européenne protectrice des droits de l’homme. Rien de tel dans les arrêts Irlande c/ Royaume-Uni ou Loizidou c/ Turquie. Par ou l’on voit que le phénomène d’interdépendance normative n’affecte pas seulement les droits garantis, mais également les règles concernant la compétence de l’organe de contrôle. Le constat critique dressé par le Professeur Flauss en 2002 d’une « Convention européenne des droits de l’homme (…) instrument international davantage tourné vers l’exportation que vers l’importation » semble correspondre à une période révolue 17.
Une source extérieure, invoquée par le gouvernement requérant, est cependant écartée par la Cour : il s’agit d’une jurisprudence du Tribunal de l’Union européenne et de la Cour de Luxembourg reconnaissant qu’une personne morale entièrement détenue par une entité d’un État étranger puisse introduire un recours en annulation contre des mesures restrictives 18. Sur ce point, on assiste bel et bien à un jeu de ping-pong : à l’instar du tribunal qui avait écarté l’article 34 de la Convention européenne comme principe général applicable aux procédures devant le juge de l’Union, la Cour européenne rappelle avec fermeté que « les conditions de recevabilité devant elle de tel ou tel grief peuvent être différentes de celles applicables devant les tribunaux de l’Union européenne » (§ 69). Autant dire que sur ces aspects procéduraux, les deux systèmes n’obéissent pas à la même logique. Le temps paraît bien loin où la juridiction européenne des droits de l’homme pouvait relever que « l’accès des particuliers à la CJCE en vertu de ces dispositions est restreint : ils n’ont pas qualité pour agir en vertu des articles 169 et 170 ; leur droit d’engager des actions au titre des articles 173 et 175 est limité, comme l’est, par conséquent, leur droit d’agir au titre de l’article 184 ; et ils ne peuvent former un recours contre un autre particulier » 19.
Ensuite, le juge européen rappelle à juste titre que même dans le cadre des affaires interétatiques, c’est toujours l’individu, et non l’Etat, qui est lésé par la violation d’un droit 20de sorte que s’il admettait qu’un Etat puisse agir au titre de l’article 33 pour le compte d’une personne morale ne présentant pas vis-à-vis de lui une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante, c’est l’Etat qui serait bénéficiaire de la réparation (§ 67) ! Or, in specie, la Banque de Ljubljana ne jouit pas vis-à-vis de l’État d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante et ne peut pas être regardée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34. Dans ces conditions, la Slovénie ne peut donc pas agir sur le terrain de l’article 33 pour défendre ses intérêts. En définitive, il ressort de cette décision la très nette conviction que la Cour européenne a souhaité écarter toute tentative de contournement de l’article 34 via le recours interétatique.
Autre affaire intéressante, la décision République démocratique du Congo c/ Belgique (29 oct. 2020, n°16554/19) : à propos d’une requête introduite par la République démocratique du Congo au titre de l’article 34. Actionnaire minoritaire dans une société minière de droit zaïrois liquidée au cours des années 1990, celle-ci se constitua partie civile dans une procédure pénale menée à l’encontre de plusieurs personnes et de plusieurs sociétés commerciales, pour usage de faux. Devant la Cour, la République démocratique du Congo faisait valoir l’absence de motivation des décisions rendues par les juges belges. En l’occurrence, il appartenait à la Cour de dire si l’Etat requérant peut être qualifié de « personne physique », groupe de particuliers » ou « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 ? En cinq paragraphes (§§ 15-20), elle considère que la République démocratique du Congo ne saurait être considérée comme une « organisation non gouvernementale ». A bien des égards, cette solution ne constitue pas une surprise, tant il apparaissait peu probable que la Cour, s’écarte des critères énoncés de longue date pour définir cette dernière catégorie. Mais la solution est bien focalisée sur la recevabilité de la requête devant la Cour. Or, comme l’a écrit le Professeur Flauss « la titularité d’un droit de l’homme au plan interne et la défense de celui-ci par le biais d’un droit de recours individuel au plan international ne constituent aucunement les deux faces d’une même médaille » 21. Aussi, le fait d’être titulaire de droits fondamentaux dans l’ordre interne n’implique pas forcément la défense de ces droits devant la Cour européenne. La Cour a déjà rappelé, s’agissant des communes, que « le fait (qu’elles puissent) agir en justice dans la défense de leurs droits patrimoniaux au même titre qu’une personne physique ou une organisation non gouvernementale ne saurait les assimiler à ces dernières aux fins de l’article 34 de la Convention » 22. Surgit alors le débat, toujours en cours, sur l’invocabilité de la Convention par les personnes publiques. Le moins qu’on puisse dire est que la jurisprudence française est ici des plus fluctuantes. Cependant, le Conseil d’Etat a pu donner l’impression de s’aventurer sur la reconnaissance de cette invocabilité lorsque sont en cause des droits et obligations de nature civile 23, alors même qu’elles sont irrecevables à saisir la Cour d’une requête individuelle. On perçoit alors l’intérêt de distinguer les droits garantis dans l’ordre interne et la garantie des droits devant la Cour.
Récemment, la Cour de cassation a été saisie d’une question comparable mais dans une configuration particulière 24. A la question de savoir si l’impossibilité pour État étranger, personne morale étrangère de droit public, puisse se prétendre victime de diffamation méconnaît les exigences conventionnelles, la Cour répond pas la négative en jugeant notamment que l’article 8 de la Convention ne protège pas le droit pour un État de se prévaloir de la protection de sa réputation pour limiter l’exercice de la liberté d’expression. Ne pouvant se prétendre victime de diffamation, l’Etat marocain ne pouvait donc invoquer l’accès au juge pour faire valoir un droit jugé inexistant en l’espèce. Dans cette affaire, l’Assemblée plénière a refusé de donner suite à la demande d’avis consultatif visant à interroger la Cour européenne sur la possibilité pour un Etat étranger d’invoquer devant les juridictions nationales la Convention.
M. Afroukh
B- Le jeu des mesures provisoires
Les derniers mois de l’année 2020 sont marqués par le rôle presque « stratégique » des mesures provisoires que, depuis longtemps, la Cour de Strasbourg s’est reconnue le pouvoir d’indiquer aux Etats (art. 39 du règlement intérieur), en les investissant d’un effet obligatoire pour garantir l’effet utile du droit de recours individuel prévu à l’article 34 de la Convention 25. Décidées dans l’intérêt des parties ou aux fins du bon déroulement de la procédure devant la juridiction européenne des droits de l’homme, lorsqu’il apparaît nécessaire d’obvier un risque imminent de dommage irréparable, ces mesures d’ordre conservatoire ne se révèlent cependant pas indissolublement liées à l’introduction parallèle d’une requête individuelle.
Une première démonstration en est faite par celles qui ont été adoptées le 21 août 2020 26, en faveur du célèbre opposant politique, Aleksey Navalny, après qu’il ait été victime – lors d’un trajet aérien entre Tomsk et Moscou – de fulgurants et suspects maux de ventre engageant son pronostic vital. Centrées sur la communication du dossier médical du patient et sur la possibilité pour des médecins indépendants de l’examiner, elles ont eu le mérite d’empêcher que des arguments pris de la gravité de son état de santé ne soient prétexte à rejeter la demande immédiatement présentée par sa famille au gouvernement russe d’autoriser son transfert dans un hôpital allemand. Dans ces circonstances, l’application de l’article 39 du règlement opère ainsi comme une voie d’urgence quasi-autonome, qui a permis de réunir les conditions nécessaires, non seulement à la préservation d’une vie humaine (ce qui est essentiel), mais aussi à la révélation objective d’un empoisonnement auquel le Kremlin lui-même n’est peut-être pas étranger (ce qui n’est pas non plus tout à fait anodin)… La procédure se distingue en ce sens de celle que, corollairement à l’introduction d’une requête au titre de l’article 34 de la Convention, Aleksey Navalny a lui-même engagé, le 20 janvier 2021, afin d’obtenir sa libération immédiate de la prison où il était détenu en Russie depuis son arrestation le 17 janvier à son retour d’Allemagne, même si la mesure provisoire lui a été accordée le 17 février dernier 27 en considération notamment de l’ampleur des risques que pouvait faire craindre l’attaque quasi-mortelle dont il a fait l’objet en août. Pour cet habitué du prétoire européen 28, qui a seulement été transféré dans une colonie pénitentiaire le 25 février, l’instrument sert en tous cas comme un bouclier utile à son combat contre le régime de Vladimir Poutine.
Une seconde démonstration, encore plus significative, tient à la place nouvellement prise par les mesures provisoires dans la gestion des affaires interétatiques. Certes, l’Ukraine en avait déjà obtenu le 4 décembre 2018, dans le cadre d’une des requêtes qu’elle avait déposée contre la Russie 29, s’agissant de l’accès à un traitement médical approprié pour les membres de la marine ukrainienne incarcérés en Russie après leur arrestation lors de l’incident naval dans le détroit de Kertch 30. Mais l’usage de l’article 39 a récemment pris une autre coloration, face à l’escalade du conflit dans le Haut-Karabakh.
Pour les Etats directement impliqués, les demandes de mesures provisoires semblent en effet avoir été un autre moyen d’affirmer et de défendre leurs positions respectives, que l’on considère celle d’abord présentée par l’Arménie contre l’Azerbaïdjan le 27 septembre 31, puis contre la Turquie le 4 octobre 32ou celle déposée en retour par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie le 26 octobre 2020 33. En ce sens, l’Arménie réclamait notamment que le gouvernement azerbaidjanais soit sommé « de cesser les attaques militaires contre les populations civiles sur toute la ligne de contact des forces armées d’Arménie et d’Artsakh » 34; l’Azerbaïdjan, de son côté, voulait qu’il soit indiqué au gouvernement arménien « de mettre fin au soutien militaire, politique, financier et autre apporté aux ‘autorités’ criminelles dans les territoires occupés de la République d’Azerbaïdjan ; de cesser d’envoyer ses forces armées, son matériel militaire et ses prétendus ‘volontaires’ – en réalité des mercenaires – vers le territoire souverain de la République d’Azerbaïdjan […] ; de retirer ses forces armées et ses combattants stationnés illégalement sur le territoire de la République d’Azerbaïdjan » 35. En bref, la Cour était appelée de part et d’autre à se comporter comme l’arbitre international d’un conflit armé, beaucoup plus que comme la garante du respect de la CEDH.
Il faut immédiatement souligner que la juridiction européenne des droits de l’homme n’est pas entrée dans ce jeu : en réponse aux sollicitations de l’Arménie, elle a plutôt elle-même exhorté les deux Etats belligérants 36, et au-delà tous les Etats directement ou indirectement impliqués dans ce conflit, y compris la Turquie 37, à « s’abstenir de tout acte qui contribuerait à des violations des droits que la Convention garantit aux civils, et [à] respecter les obligations résultant pour eux de la Convention », notamment du droit au respect de la vie (art. 2) et de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (art. 3). Bien plus, pour couper court aux assauts réciproques des gouvernements arménien et azerbaïdjanais sur le terrain de l’article 39, à d’autres fins que celle auxquelles il est destiné, la Cour a également signifié par déclaration du 4 novembre, que les nouvelles demandes interétatiques de mesures provisoires étaient inutiles, soit que les questions soulevées échappent à sa compétence, soit qu’elles se voient couvertes pour le reste par les décisions déjà prises le 29 septembre et le 6 octobre 38. On notera toutefois avec intérêt sa décision, le 15 décembre, de maintenir la mesure provisoire générale du 29 septembre 2020, « afin de rappeler aux deux parties leurs obligations en vertu de la Convention », malgré la demande de levée présentée par l’Azerbaïdjan le 3 décembre 39 et l’accord de cessez-le feu signé le 9 novembre. Tout au plus cette dernière circonstance l’a-t-elle conduite à faire finalement droit le 1er décembre à une demande équivalente, émanant de la Turquie en tant qu’elle était visée par la mesure provisoire générale du 6 octobre 40. D’une certaine manière, l’application de l’article 39 du règlement de la Cour acquiert donc bien une nouvelle fonction, comme instrument de pression judiciaire en vue d’un rétablissement de l’ordre public européen des droits de l’homme (même s’il n’est pas vraiment acquis qu’elle permette effectivement de prévenir des violations graves de la Convention, dans un contexte de guerre)…
C. Boiteux-Picheral
II – Implications du droit à des élections libres
Le contentieux relatif au droit à des élections libres a connu de nouveaux développements, particulièrement topique de l’audace du juge européen dans le domaine électoral, pourtant propice au développement de la marge nationale d’appréciation. Ceci peut être illustré par deux arrêts intéressants.
Les restrictions apportées aux droits politiques des membres de l’opposition sont une nouvelle fois au cœur d’une affaire turque, Selahattin Demirtas c/ Turquie n° 2 (préc.). L’affaire concerne la levée de l’immunité parlementaire de Selahattin Demirtas, coprésident du Parti démocratique du peuple kurde (HDP), par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, ainsi que les poursuites pénales engagées à son encontre sur le fondement des éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique. Nous avions appelé il y a peu à ce que les juridictions turques sortent de leur longue période d’hibernation et comprennent la signification d’une véritable mise en balance entre les droits politiques et les buts légitimes invoqués par les autorités. A l’indifférence à l’endroit du référent conventionnel, s’ajoute désormais une attitude consistant à fouler aux pieds les droits les plus élémentaires dans une démocratie digne de ce nom.
L’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2) illustre à quel point la condamnation, l’emprisonnement de militants défendant des idées considérées comme subversives est devenue monnaie courante en Turquie 41. Sa particularité est que le requérant a un statut particulier, à savoir celui d’élu.
Sur le terrain de l’article 3 du 1er protocole additionnel, conformément à une jurisprudence constante, l’accent est mis sur l’interdépendance des droits, la liberté d’expression et le droit à des élections libres étant interdépendants et se renforçant l’un l’autre (§ 392) . Si bien qu’une privation de liberté d’un député jugée incompatible avec les exigences de l’article 10 de la Convention emporte automatiquement violation de l’article 3 du 1er protocole additionnel. Or, en l’espèce, la Grande chambre a estimé que la détention provisoire du requérant en raison de l’expression de ses opinions d’élu n’avait pas de base légale au sens de l’article 10 § 2 (§ 281). Plus précisément, est pointée du doigt la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 qui prévoit la levée de l’immunité parlementaire dans tous les cas de demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale « avant la date d’adoption de ladite modification » pour les députés qui « ont fait des discours soutenant moralement le terrorisme, ont apporté un appui et une aide de facto au terrorisme et aux terroristes [et] ont appelé à la violence ». Au-delà de la situation factuelle de l’espèce, la Cour met en cause l’objet de cette révision constitutionnelle, laquelle s’en prend directement aux élus de l’opposition. Il faut savoir gré à la grande chambre de ne pas s’être laissée impressionner par la dimension constitutionnelle de l’affaire. Celle-ci ne mâcha pas ses mots : « la Cour considère, (…) à l’instar de la Commission de Venise, qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification ad hoc, ponctuelle et ad hominem sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque » (§ 269). Cette affirmation lourde de sens n’est pas sans rappeler le raisonnement suivi dans l’affaire Baka c/ Hongrie 42, dans laquelle était en cause la cessation prématurée des fonctions du requérant, président de la Cour suprême hongroise, à la suite de critiques émises sur différents projets de loi. Des dispositions transitoires de la nouvelle Constitution hongroise, insusceptibles de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel en droit interne, empêchaient le requérant de contester la cessation prématurée de son mandat devant le tribunal de la fonction publique. Déjà mis en lumière par le passé, le rôle de la Cour en tant que cour constitutionnelle européenne se trouve conforté en l’espèce. Il faut s’en féliciter. Si certains s’inquiètent au demeurant de ce que le juge européen puisse fonder son appréciation sur un contrôle abstrait de la modification constitutionnelle 43, on avancera pour notre part que la Cour a assumé ses responsabilités en vue de sauvegarder les principes les plus élémentaires de l’Etat de droit. Et la logique tentaculaire du contrôle abstrait se confirme 44.
In specie, à aucun moment, les juges nationaux n’ont vérifié si les déclarations litigieuses du requérant pouvaient être couvertes par l’irresponsabilité parlementaire.
Les mêmes conclusions s’imposent sur le terrain de l’article 3 du 1er protocole additionnel, d’autant que le requérant avait bien demandé le bénéficie de l’immunité parlementaire. La mise en balance opérée par les juridictions nationales était pour le moins déroutante. En présence d’une mesure privative de liberté visant un élu, les autorités « doivent (dans le cadre de l’exercice de mise en balance) protéger la libre expression des opinions politiques du député en question » en recherchant si les infractions sont en lien avec ses activités politiques (§ 395). Rien de tel ici. Les juges internes se sont contentés de brandir la qualification d’incitation à la violence par une organisation terroriste armée et d’apologie d’une telle violence. Sur ce point, la Cour européenne désavoua même très clairement les jurisprudences la Cour constitutionnelle turque. Ainsi, relève-t-elle que « la Cour constitutionnelle n’a pas recherché si les infractions en question étaient directement liées aux activités politiques du requérant » (§ 395) ! Et la Grande Chambre d’enfoncer le clou en s’appuyant sur l’opinion dissidente du juge minoritaire de la Cour constitutionnelle dans la décision du 21 décembre 2017, celui-ci, tout en retenant une forte indication qu’une infraction avait été commise par le requérant, retenait pour sa part le caractère disproportionné de la détention provisoire ainsi que l’absence de justification valable permettant de mettre à l’écart une mesure alternative à la détention. E. Sales a raison de souligner que « les juges européens n’ont pas hésité à associer leur argumentation à celle d’un juge constitutionnel isolé qui n’était pas parvenu à convaincre ses propres collègues. Le juge constitutionnel minoritaire, valorisé par la Cour EDH, a donc eu juridiquement raison et ce à l’entier bénéfice du requérant ». Le constat de violation de l’article 3 du 1er protocole additionnel est sans appel.
Ayant constaté que la détention provisoire du requérant a été prononcée en violation de la Convention, la Cour européenne a demandé à l’Etat défendeur sa libération dans les plus brefs délais comme elle l’a fait dans le contexte particulier de l’arrêt Assanidzé c/ Géorgie du 8 avril 2004. Décidément, les Cours régionales sont à l’unisson pour venir au secours des leaders de l’opposition, mais ces mécanismes de garantie des droits de l’homme sont-ils vraiment en mesure de faire rentrer dans le rang des régimes qui ont basculé dans l’autoritarisme ? En Afrique, ce sont deux Etats (le Bénin et la Côte d’Ivoire) qui ont pris la décision de retirer aux individus et organisations non gouvernementales le droit de soumettre directement des plaintes à la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, à la suite de décisions portant justement sur le sort réservé à des opposants politiques.
Relatif à la procédure d’examen d’une réclamation relative aux résultats des élections de mai 2014 au parlement de la région wallonne, l’affaire Mugemangango c/ Belgique 45 démontre que le contentieux post-électoral demeure problématique en Belgique 46. Alléguant des problèmes apparus lors des opérations de dépouillement et de comptage, le requérant non élu demanda le réexamen des bulletins de vote déclarés blancs, nuls ou contestés au sein de la circonscription de Charleroi, ce qui lui a été refusé. Aussi, a-t-il saisi la Cour en faisant valoir une atteinte à l’article 3 du Protocole n° 1 additionnel à la Convention EDH. Ce qui est donc en cause ici, c’est le pouvoir reconnu aux chambres du parlement de statuer sur les litiges concernant l’élection de leurs membres et partant l’absence de contrôle juridictionnel.
Si l’Etat défendeur est en droit d’invoquer une large marge nationale d’appréciation, « les règles de fonctionnement interne d’un parlement, du fait qu’elles constituent un aspect de l’autonomie parlementaire, (relevant) de la marge d’appréciation de l’État contractant » (§ 74), celle-ci n’en demeure pas moins soumise à un contrôle au titre des exigences liées à la prééminence du droit. Rien de surprenant tant la jurisprudence conventionnelle adopte une attitude nuancée, conciliant l’autonomie procédurale des Etats avec l’effectivité des droits garantis par l’article 3 du 1er protocole additionnel. Au cas d’espèce, sous l’effet conjugué de la procéduralisation des droits substantiels et du principe de subsidiarité, le juge européen vérifie seulement la mise en place d’un système interne permettant l’examen effectif des recours et griefs individuels en matière de droits électoraux. Peu importe l’absence de recours juridictionnel. Il suffit que la procédure prévue par le droit interne comporte un minimum de garanties contre l’arbitraire.
Primo, l’arrêt pointe du doigt la participation de membres élus dans la circonscription du requérant au vote relatif à la réclamation du requérant, participation contraire aux recommandations de la Commission de Venise (§ 104). L’objet même de la réclamation est ainsi rappelée. Il s’agit bien de prendre une décision fondée « sur des considérations factuelles et juridiques », car « l’examen d’une réclamation relative au résultat des élections ne doit pas devenir le théâtre d’un combat politique entre les partis ». Le fait que la décision sur la réclamation ait été prise à la majorité simple conforte son caractère partisan. Secundo, la réglementation interne manquait de précision s’agissant des critères d’appréciation de l’organe décisionnaire et de l’effet de ses décisions (§ 112). Tertio, si le requérant a pu bénéficier de certaines garanties procédurales (séance publique, décision motivée), celles-ci n’avaient aucun fondement normatif : « ces garanties étaient le résultat de décisions discrétionnaires ad hoc prises par la commission de vérification des pouvoirs et l’assemblée plénière du parlement wallon. Elles n’étaient ni prévisibles ni accessible » (§ 119).
Le constat de violation est obtenu à l’unanimité eu égard à l’absence d’une procédure offrant des garanties contre l’arbitraire.
M. Afroukh
III – Les rebondissements du contentieux des étrangers et de l’asile
Figure discrète dans le texte de la Convention, l’étranger est à l’inverse toujours très présent dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme, tant son statut peut toucher à des problématiques diverses, telles le retrait automatique de la nationalité 47ou les effets extraterritoriaux de l’octroi de l’asile dans un Etat de l’UE face à la demande d’extradition adressée par le pays d’origine de l’intéressé, pour des faits de terrorisme, à un autre Etat membre 48.
Les mesures de renvoi forcé, en outre, continuent naturellement de générer de nombreuses requêtes. A cet égard, les leviers de la protection conventionnelle confirment d’ailleurs, lors de ce dernier semestre, leur progressive évolution. En effet, après en avoir longtemps été une des normes phare, l’article 8 CEDH ne paraît plus guère gagner à être invoqué devant la Cour de Strasbourg par les étrangers délinquants, fussent-ils résidents de très longue durée : à la lumière de trois nouveaux arrêts d’espèce, il semble que les griefs fondés sur le droit au respect de la vie privée et familiale aient désormais peu de chances d’aboutir à une conclusion de violation 49, soit que – dans la droite ligne de l’arrêt Ndidi c/ Royaume-Uni 50– le juge européen se borne à vérifier que les juridictions internes aient correctement mis en balance les différents critères dégagés par sa jurisprudence (8 déc. 2020, M. M. c/ Suisse, n° 59006/18), soit que – vu la nature des infractions commises – son propre contrôle de proportionnalité rejoigne, dans l’esprit de l’arrêt Üner c/ Pays-Bas (Gde ch., 18 oct. 2006, n° 46410/99), les appréciations des autorités nationales (7 juill. 2020, K. A. c/ Suisse, n° 62130/15 ; 21 juill. 2020, Veljkovic-Jukic c/ Suisse, n° 59534/14). En revanche, de nouveaux développements sont apportés à l’article 1 du Protocole n° 7 (A), tandis que les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole 4 fondent une garantie renforcée du droit à un examen effectif et individuel des risques encourus en cas de renvoi (B). Enfin, le contentieux tenant aux conditions d’existence des demandeurs d’asile n’enregistre guère d’avancée, malgré un constat détonant de violation de l’article 3 CEDH par la France (C).
A- La résurgence de l’article 1 du Protocole n° 7 dans le contentieux de l’expulsion
Fixant des garanties procédurales « minimales » en cas d’expulsion 51, l’article 1 du Protocole n°7 s’est si peu illustré dans le contentieux européen de l’éloignement qu’on aurait presque fini par oublier qu’il est l’une des seules dispositions de la Convention dédiée à la question. Il resurgit pourtant à la faveur de l’arrêt rendu en Grande chambre, le 15 octobre, dans l’affaire Muhammad et Muhammad c/ Roumanie (n° 80982/12), concernant l’expulsion de trois ressortissants pakistanais, soupçonnés de terrorisme, sur la base d’informations classées secrètes qui ne leur avaient pas été communiquées.
En effet, les exigences écrites de l’article 1 du Protocole n° 7 s’y trouvent sensiblement enrichies par la consécration prétorienne du droit des étrangers d’être informés des motifs de leur expulsion (lequel pouvait se déduire indirectement de la jurisprudence antérieure) et d’avoir accès aux pièces du dossier (dont la mention innove davantage), en tant qu’ils sont l’un et l’autre nécessaires à l’exercice effectif par les intéressés du droit, prévu au § 1 a), de faire valoir les raisons qui militent contre leur éloignement. En principe, l’étranger visé doit donc être informé tant des éléments factuels pertinents qui ont conduit les autorités nationales à considérer sa présence comme une menace que du contenu des documents et des renseignements sur lesquels la décision d’expulsion se fonde.
Reste que ces deux droits ne sont pas absolus. Le second intérêt, plus ambigu, de l’arrêt Muhammad et Muhammad est alors de transposer à l’article 1 du Protocole n° 7 les logiques dégagées à propos de l’article 6 CEDH 52, pour déterminer dans quelle mesure des restrictions peuvent y être apportées au nom de la sûreté de l’Etat et de la lutte contre le terrorisme 53. La question est névralgique, tant les impératifs sécuritaires sont des motifs usuels de dérogations aux droits procéduraux des étrangers, dans une grande majorité d’Etats parties. A cet égard, la Grande chambre a au moins le mérite de fixer un seuil intangible, la substance même des garanties prévues par l’article 1 du Protocole n° 7 ne saurait s’en trouver compromise, et de dégager une double condition dont les implications exactes sont néanmoins quelque peu brouillées par la profusion des critères à prendre en considération.
D’abord, les limitations au droit d’accéder au dossier et/ou d’être informé des faits reprochés doivent être « dûment justifiées », ce qui suppose manifestement, pour la Cour, de vérifier avant tout si leur nécessité a été contrôlée par une autorité nationale indépendante et si cette autorité indépendante peut, le cas échéant, « demander à l’organe compétent en matière de sécurité nationale de revoir la classification des documents en cause, voire les déclassifier elle-même » (§§ 141-142).
Ensuite et surtout, les restrictions doivent être « suffisamment compensées » par différents facteurs, plus ou moins détaillés, énumérés à titre à la fois indicatif et alternatif (§ 157) : pertinence des informations néanmoins communiquées aux étrangers quant aux raisons de leur expulsion, autres informations sur le déroulement de la procédure et les mécanismes compensateurs prévus au niveau interne, possibilité de se faire représenter au cours de la procédure et étendue du droit d’accès de l’avocat au dossier, intervention d’une autorité indépendante et étendue de ses pouvoirs dans le contrôle de la mesure d’expulsion même…
Appliquée à l’espèce, la grille d’analyse se solde par une conclusion implacable de violation. Car sans y suffire à lui seul, le constat que la nécessité des limitations litigieuses n’a pas été dûment examinée suscite du moins, par principe, un contrôle européen strict sur les facteurs compensateurs, jugés des plus insuffisants en l’occurrence (en l’absence notamment de toute information des requérants sur les motifs concrets de leur expulsion, à quelque stade que ce soit, ni même sur les moments clés de la procédure et sur leur droit de se faire représenter par un avocat titulaire d’un certificat de sécurité donnant accès à des documents classés secret…).
Fondé sur une évaluation in globo des procédures et faisant place à la marge nationale d’appréciation, le cadre de contrôle établi reste toutefois bien flexible, résolument ouvert à la casuistique, et il est permis de douter, par exemple, que cette nouvelle interprétation de l’article 1 Protocole 7 exige une évolution de la jurisprudence administrative quant à l’usage notamment des « notes blanches » des renseignements généraux 54. Aussi l’arrêt Muhammad et Muhammad rehausse-t-il le standard de protection requis d’une manière peut-être trop contingente pour que le rôle contentieux de la disposition s’en trouve réellement renouvelé à l’avenir…
B- Le renforcement du droit à un examen effectif et individuel des risques encourus dans le pays de renvoi
Face aux mesures de renvoi, quelle qu’en soit la nature (obligation de quitter le territoire pour irrégularité du séjour, expulsion pour motif d’ordre public, refus d’entrée), l’article 3 CEDH donne lieu à la dynamique jurisprudentielle la mieux soutenue. Certes, la focalisation, dans la période récente, sur l’exigence procédurale d’un examen effectif, au niveau interne, des risques encourus dans le pays d’origine ou de destination est de nature à suggérer un certain reflux du contrôle européen, comme si la Cour ne considérait plus de son office d’établir elle-même la réalité des dangers allégués 55, par égard au principe de subsidiarité 56. En soi, il y a donc motif à soupçonner une évolution parallèle à celle qui frappe le contrôle du respect l’article 8… Toutefois, le phénomène ne nous semble pas s’inscrire tout à fait dans le même sens, s’agissant de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants : d’une part, parce que cette tendance à statuer sous le volet procédural de l’article 3 peut en partie tenir à l’objet même des griefs soulevés 57; d’autre part, parce qu’il en résulte un net renforcement des obligations pesant sur les autorités nationales, qui est loin de jouer en défaveur des requérants. Plusieurs arrêts rendus ce semestre, dont un qui fait par ailleurs pièce à une lecture trop formaliste de l’interdiction des expulsions collectives, témoignent ainsi de fructueuses synergies entre le droit de la Convention et le droit de l’asile.
1- Le cas des étrangers menacés à raison de leur orientation sexuelle
Relatif à un ressortissant gambien qui avait conclu un partenariat enregistré avec un ressortissant suisse, tout en échouant à plusieurs reprises à obtenir le droit d’asile, l’arrêt du 17 novembre, B et C c/ Suisse (n° 889/19 et 43987/16) se distingue d’emblée comme étant le premier à constater une violation potentielle de l’article 3 CEDH à raison des risques de mauvais traitements auxquels le requérant, menacé d’expulsion, serait exposé dans son pays d’origine du fait de son orientation sexuelle (même si cette violation est d’ordre purement procédural). Sa motivation présente en outre le double intérêt d’apporter à l’interprétation de la Convention sur trois points, tout en rendant compte de diverses interactions avec le droit de l’Union.
Reprenant la position déjà adoptée dans sa décision I.K. c/ Suisse 58, et unissant sa voix à celles du HCR 59et de la CJUE 60, la Cour réaffirme en premier lieu que « l’orientation sexuelle d’une personne constitue un aspect fondamental de son identité et que nul ne devrait être obligé de [la] dissimuler […] pour échapper à une persécution » (§ 57).
En cohérence encore avec la jurisprudence de la CJUE 61aussi bien qu’avec sa propre décision I.I.N. c/ Pays-Bas 63Gde ch., 23 août 2016, n° 59166/12, § 98, cette Chron., RDLF 2017, n° 13, obs. M. Afroukh" id="return-note-7774-62" href="#note-7774-62">62, les autorités compétentes des Etats parties se voient alors tenues, en troisième lieu, d’évaluer de leur propre chef le niveau de la protection interne que les pouvoirs publics du pays d’origine sont aptes ou disposés à assurer contre des menaces de ce type (§ 62), la Cour soulignant au passage que, selon le HCR, l’existence d’une législation pénalisant les relations homosexuelles est généralement le signe que les personnes LGBT n’ont justement pas accès à une protection effective face aux agissements de tiers. Faute de s’être engagées d’office dans une telle analyse et d’avoir pris en compte le niveau atteint par l’homophobie en Gambie, les autorités suisses ont en l’occurrence failli à leurs obligations au titre de l’article 3 CEDH.
2- Le cas des demandeurs d’asile en rétention
Statuant sur le cas d’un ressortissant soudanais, qui s’était finalement désisté de la demande d’asile introduite après qu’il ait été arrêté et placé en rétention dans l’attente de son éloignement en tant que migrant irrégulier, l’arrêt M.A. c/ Belgique, du 27 octobre 2020 (n°19656/18) nous paraît également donner une nouvelle dimension à l’exigence, inhérente à l’article 3 CEDH, d’un examen préalable, suffisant et effectif des risques encourus en cas de retour forcé dans le pays d’origine 64.
Car les motifs de violation ne s’y résument pas au fait que, sans avoir eu aucun égard à la situation (pourtant notoirement problématique) des droits de l’homme au Soudan (§§ 89-90), l’Office belge des étrangers s’en est tenu, par surcroît, à de vagues et lacunaires questions sur les dangers auxquels cet individu pourrait être confronté (§ 102). Dans le prolongement de l’arrêt F.G. c/ Suède 65, la Cour exclut d’emblée que l’Etat puisse être exonéré de ses obligations par la circonstance que l’intéressé n’a pas poursuivi la procédure d’asile introduite lors de sa détention (§ 86). Mettant plutôt en cause la propre responsabilité des autorités dans l’attitude peu cohérente du requérant (§ 100. Adde §§ 102-103), l’arrêt M.A. sanctionne au-delà plusieurs carences procédurales – tenant notamment à l’absence aussi bien d’informations sur les procédures d’asile et sur les recours contre l’éloignement (§ 97), que d’assistance juridique lors des premières semaines de rétention (§ 99) – en tant qu’elles n’ont pas permis de réunir « les conditions d’’une perspective réaliste d’accéder à la protection internationale » de la Belgique (§ 105).
S’y ajoute, at last but not least, le constat que les services belges n’ont pas non plus entouré de garanties appropriées la séance d’identification qu’ils ont organisée avec les représentants des autorités soudanaises, avant même d’avoir examiné le besoin de protection du sujet, en vue de la délivrance du laissez-passer nécessaire à l’exécution de son éloignement (§§ 109-110).
A travers l’interdiction absolue des traitements inhumains et dégradants, le juge européen des droits de l’homme semble ainsi défendre un ordre de priorité inverse à celui en cours depuis la crise migratoire, en signifiant, en somme, que les impératifs de la lutte contre l’immigration irrégulière ne sauraient préjudicier à l’effectivité de l’accès aux procédures d’asile, là où les Etats – voire l’UE 66 – paraissent surtout vouloir limiter les interférences des procédures d’asile sur l’efficacité de la politique d’éloignement et de la lutte contre l’immigration irrégulière.
3- Le cas des demandeurs d’asile à la frontière
La logique pro homine qui se dessine pour les demandeurs d’asile en rétention, avec l’arrêt M.A. c/ Belgique, se confirme encore plus clairement, ce semestre, pour les demandeurs d’asile à la frontière, avec l’arrêt du 23 juillet, M.K. et autres c/ Pologne (n° 40503/17). En l’occurrence, l’article 3 de la Convention n’est certes pas le seul à l’œuvre, puisqu’une violation de l’article 4 du Protocole n° 4 – entre autres dispositions – est également constatée 67. Cependant, leurs exigences convergent très clairement autour d’un renforcement de la garantie du principe de non-refoulement en droit de la Convention, face au refus systémique de la Pologne d’enregistrer les demandes d’asile présentées à la frontière avec le Belarus (en dénaturant les déclarations des demandeurs dans les notes officielles établies par les agents et en mettant l’accent sur les arguments permettant de les classer dans la catégorie des migrants économiques) pour mieux renvoyer les intéressés vers ce pays. A l’heure où la Hongrie essuie parallèlement les foudres de la CJUE, pour sa conception très particulière de la conciliation entre droit de l’asile et lutte contre l’immigration irrégulière aux frontières avec la Serbie 68, le groupe de Visegrad est décidément sur la sellette !
Sur le terrain de l’article 4 du Protocole n° 4, l’existence d’une politique générale de l’Etat tendant à refuser l’entrée aux étrangers venant du Bélarus, qu’ils aient ou non exprimé une crainte d’être persécutés dans leur pays d’origine, permet à la Cour de conclure au caractère collectif de l’expulsion (§§ 208-210), bien que les requérants aient été entendus individuellement par les garde-frontières et qu’ils aient fait l’objet de décisions individuelles (§ 206). Faute de faire correctement ressortir les arguments exposés par les requérants pour justifier leur demande de protection internationale, de telles décisions ne reflètent pas l’examen des situations personnelles requis par l’article 4 du Protocole n° 4.
A cet égard, l’arrêt M.K. tire, a contrario, les conséquences logiques de l’arrêt N.D et N.T. c/ Espagne 69, aux termes duquel les Etats sont autorisés à réagir à un franchissement irrégulier des frontières, jouant de la force et de l’effet de masse, par un refoulement immédiat et indiscriminé des migrants concernés, sous réserve d’offrir par ailleurs « un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières, en particulier à des procédures à la frontière, permettant à toute personne fuyant un risque de persécution de déposer une demande de protection ». La condition ainsi formulée, destinée à garantir le respect des articles 2 et 3 CEDH, affirme clairement ici sa valeur d’obligation aux points officiels de franchissement de la frontière.
Sur le terrain de l’article 3, l’arrêt M.K. et autres se situe en quelque sorte au croisement du précédent arrêt M.A et autres c/ Lituanie, qui avait déjà mis en relief les responsabilités des garde-frontières dans l’accès aux procédures d’asile 70, et de la jurisprudence Ilias et Ahmed, qui a systématisé les obligations des Etats parties en cas de renvoi un pays tiers sans examen au fond des demandes d’asile 71. Compte tenu de la différence de circonstances, il y ajoute néanmoins sa petite pierre. Car, la Cour ne se borne pas à rappeler les autorités polonaises à leur obligation d’apprécier des risques – allégués de manière défendable – de ne pas avoir accès à une procédure d’asile effective en République de Bélarus et de subir des actes de torture en cas de renvoi dans la Fédération de Russie.
Elle leur impute le devoir « d’assurer la sécurité des intéressés, notamment en autorisant ceux-ci à rester sous la juridiction de la Pologne tant que leurs demandes n’auraient pas fait l’objet d’un examen approprié par une instance compétente » (§ 178). Indépendante de la question de savoir s’ils détenaient ou non des documents leur permettant d’entrer légalement sur le territoire (ibid.), la portée de cette obligation ne saurait davantage se voir opposer les responsabilités qui incombent aux Etats chargés de la gestion d’une frontière extérieure, en vertu du droit UE, dès lors que le droit UE lui-même impose de respecter le principe de non-refoulement (§§ 180-182). Ainsi, l’interdiction de renvoyer un étranger, sans avoir au préalable examiné les craintes qu’il expose, ni s’être assuré qu’il ne serait pas victime dans son pays de destination d’un refoulement arbitraire vers son pays d’origine, implique un droit au maintien provisoire sur le territoire.
En ce qui concerne en revanche la question des conditions d’existence des demandeurs d’asile dans leur pays d’accueil, le volet matériel de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants s’avère moins constructif.
C- La sanction minimaliste du droit des demandeurs d’asile à des conditions d’accueil décentes
Révélateurs des dysfonctionnements du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile en France, dans l’état du droit antérieur à la loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 72, les arrêts N.H. et autres c/ France du 2 juillet (n°28820/13, 75547/13 et 13114/15) et B.G. et autres c/ France du 10 septembre 2020 (n° 63141/13) jettent un éclairage ambivalent sur la garantie conventionnelle d’un droit à des conditions matérielles conformes à la dignité humaine. De prime abord, l’issue respective des deux affaires pourrait même paraître discordante : d’un côté, une conclusion de non-violation de l’article 3 CEDH dans une cause où la vulnérabilité des demandeurs d’asile s’augmente pourtant de celle de jeunes enfants accompagnants (affaire B.G. et autres) ; de l’autre, un constat de violation dans le chef d’hommes jeunes, en bonne santé et sans charge de famille (affaire N.H. et autres). En réalité, cet apparent paradoxe fait sens au regard d’une pratique de priorisation des besoins, en droit interne, qui a (eu ?) pour effet de réserver les capacités limitées de l’hébergement d’urgence à des demandeurs que leur âge, leur état de santé ou leur situation familiale rend particulièrement vulnérables et de condamner de facto les autres à une situation de très grande précarité. Or c’est précisément cette différenciation qui conduit, suivant les critères établis par la jurisprudence M.S.S. 73, à des appréciations divergentes quant au respect du droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants.
S’agissant notamment d’une famille de ressortissants kosovars, accompagnée d’enfants alors âgés de 2,9 et 11 ans, qui avait été temporairement accueillie dans un campement de fortune installé en urgence sur décision préfectorale, l’arrêt B.G. et autres s’inscrit dans le sillage du précédent arrêt N.T.P. c. France 74. Neutralisant plus ou moins le constat de l’insalubrité générale du campement au motif que le dossier n’est pas suffisamment documenté sur la situation personnelle des requérants (!), la Cour juge en outre que ces derniers n’avaient pas été dans l’impossibilité de pourvoir à leurs besoins élémentaires (aide alimentaire, suivi médical et scolarisation des enfants les plus âgés), ni ne s’étaient heurtés à l’indifférence des autorités. Non seulement une convocation en préfecture pour examen de leur demande d’admission au séjour au titre de l’asile, 72 jours après leur arrivée, est censée leur avoir offert une perspective de voir leur situation s’améliorer, mais un logement dans une structure pérenne leur avait surtout été attribué « relativement rapidement », soit trois mois et onze jours après leur installation dans le campement (§ 88). Si relatives soient-elles, donc, les diligences administratives pour prendre en charge les familles suffisent ainsi à dédouaner le système du grief de traitements indignes à leur égard. Autant dire que la juridiction européenne des droits de l’homme apparaît ici à peine moins accommodante que le Conseil d’Etat, lorsqu’il avait admis la possibilité pour les pouvoirs publics de recourir à un hébergement « sous forme de tente ou d’autres installations comparables » 75.
Cela ne signifie certes pas qu’à l’instar du juge administratif 76, la Cour cautionne les ordres de priorité pratiqués compte tenu des ressources disponibles. Au contraire, elle en dénonce vertement les conséquences dans l’arrêt N.H. et autres, dont la conclusion cinglante met notamment en cause les juridictions internes en tant qu’elles « ont systématiquement opposé [aux requérants] le manque de moyens [des] instances compétentes au regard de leurs conditions de jeunes majeurs isolés, en bonne santé et sans charge de famille » (§ 184). Toutefois, les faits mêmes étaient plutôt accablants. Pour s’en tenir au seul cas de N.H., ce demandeur d’asile afghan, arrivé en France en mars 2013 à l’âge de 20 ans, a en effet été contraint de vivre sous les ponts pendant 262 jours à cause des lenteurs administratives, sans jamais percevoir – même après son enregistrement en juillet 2013 – l’allocation qui était prévue pour les demandeurs ne bénéficiant pas d’un hébergement en CADA ; entièrement tributaire, pendant toute cette période, de la générosité de particuliers ou de l’aide d’associations caritatives pour se nourrit et s’habiller, il n’avait accès à des sanitaires qu’une fois par semaine (sans pouvoir y laver son linge)… Nécessairement, de telles circonstances, qui évoquent celles de l’affaire M.S.S., modifient la manière dont sont perçues les réponses des autorités publiques. En raison de son incidence sur les conditions de vie des requérants, un délai de convocation en préfecture de 95 ou 90 jours ne fait donc plus figure d’heureux augure, contrairement à ce que la Cour en avait retenu dans l’affaire N.T.P (préc., § 47). C’est plutôt la méconnaissance des règles fixées en droit interne qui est ici mise en exergue (§168-169 et § 183) et qui accuse la responsabilité des services administratifs 77, sans que ni l’augmentation continue du nombre de demandeurs d’asile depuis 2007, ni les mesures prises à partir de 2013 pour renforcer les capacités d’hébergement et accélérer l’examen des demandes ne soient tenues pour des facteurs exonératoires dans le jugement de la cause (§ 182) 78. A ce titre, l’analyse se démarque résolument de certaines jurisprudences administratives 79.
Pour autant, l’arrêt N.H. ne représente pas vraiment une avancée dans la jurisprudence européenne. Son rapprochement avec l’arrêt B.G. montre que la violation de l’article 3 CEDH, à raison des conditions d’existence des demandeurs d’asile, reste subordonnée à l’identification d’une situation de dénuement matériel extrême 80. A l’aune d’un tel critère, on peut seulement espérer qu’à la faveur des évolutions postérieures du droit interne, les modalités d’accueil en France ne donnent plus matière à condamnation. Mais s’il est heureux que le respect du délai légal d’enregistrement des demandes d’asile, désormais réduit à trois jours, ait été érigé en obligation de résultat, à charge pour le ministre de l’intérieur de prendre toutes mesures nécessaires à cette fin 81, on ne saurait ignorer que les capacités d’hébergement sont encore largement en dessous des besoins.
C. Boiteux-Picheral
V- Lutte contre les extrémismes
L’affaire Ayoub et a. c/ France (8 oct., n°77400/14) met en scène trois requérants, tous dirigeants organisations d’extrême droite (le groupement de fait : « Troisième Voie » ainsi que les associations « l’Oeuvre française » et les « Jeunesses nationalistes »), qui sont à l’origine de quatre requêtes engendrant des solutions sensiblement différentes mais qui ont toutes en commun de ne pas reconnaître de violation de la Convention européenne. Dans un contexte européen marqué par la montée des extrémismes de tous bords, l’arrêt illustre l’utilité de l’article 17 comme mécanisme de la « démocratie militante ». Les adversaires des droits de l’homme ne sauraient en effet utiliser la Convention pour œuvrer à sa destruction.
Rendu à l’unanimité, l’arrêt Ayoub et a. confirme la valorisation du recours direct à la clause d’abus de droit (art. 17). En l’espèce, les requérants alléguaient que les mesures de dissolution desdites associations avaient violé les droits protégés aux articles 10 et 11 de la Convention. Ces mesures ont été adoptées par le Président de la République (art. L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) à la suite du décès en juin 2013 d’un étudiant à Sciences Po membre de la mouvance antifasciste, dans une rixe avec des skinheads.
Les principes jurisprudentiels font désormais partie de la vulgate européenne. Selon une jurisprudence désormais bien établie, la mise en œuvre du principe de pluralisme étant conditionnée par le respect de la liberté d’association, les mesures en restreignant l’exercice font l’objet d’un contrôle très resserré (v. §§84-89), en particulier la dissolution qui « est une mesure sévère aux conséquences lourdes, qui ne peut s’appliquer qu’aux cas les plus graves » (§ 88). Bref, la marge d’appréciation des Etats est considérablement réduite. Preuve de cette fermeté, l’arrêt Faber c/ Hongrie 82dans lequel la Cour a jugé que le simple fait de déployer et d’arborer en silence un drapeau à connotation fasciste, sans trouble à l’ordre public, ne justifiait pas la condamnation du requérant au paiement d’une amende. De même, il a ainsi été jugé que la condamnation pénale d’un dirigeant politique arborant lors d’une manifestation l’étoile rouge à cinq branches, symbole du mouvement international des travailleurs, était inconventionnelle 83. Mais cette constance avec laquelle la Cour européenne défend le pluralisme n’a d’égal que sa fermeté face aux propos et actes visant à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention. Le détournement de la liberté d’association peut en effet se révéler destructeur des valeurs de tolérance et de paix sociale (§ 92). Ainsi, lorsque la Cour répète à l’envi qu’elle envisage la liberté d’association sous l’égide des exigences de tolérance et d’esprit d’ouverture, elle suggère a contrario que des activités fondées sur la négation de telles valeurs n’ont pas leur place dans l’espace public de discussion. En ce sens, elle a déjà fait application de l’article 17 à la liberté d’association, c’est-à-dire à privilégier son « effet guillotine » : la déchéance pure et simple du droit. Dans une affaire où étaient en cause les statuts d’une association comportant des déclarations indiquant que les Polonais sont persécutés par la minorité juive et alléguant l’existence d’une inégalité entre Polonais et Juifs, elle a estimé que « les requérants ne peuvent pas se prévaloir de l’article 11 pour contester l’interdiction de former l’Association nationale et patriotique des victimes polonaises du bolchevisme et du sionisme » 84. La même conclusion a été retenue dans le cas d’une association appelant au renversement des gouvernements non islamiques et à l’établissement d’un califat islamique 85.
En l’espèce, l’angle d’analyse des requêtes diffère sensiblement. L’attention du lecteur mérite d’être attirée sur ce point. Alors que la dissolution du groupement de fait « Troisième Voie » est envisagée à la lumière de la clause d’ordre public de l’article 10 § 2, le juge européen appliqua directement et sans coup férir la clause d’abus de droit à la dissolution des associations « l’Œuvre française » et les « Jeunesses nationalistes », ce qui entraîna l’irrecevabilité des deux requêtes. En d’autres termes, on retrouve ici les deux formes d’utilisation du recours à l’article 17 : d’une part, un recours direct qui se traduit par la déchéance pure et simple et, d’autre part, un recours indirect dans lequel l’article 17 est utilisé comme « instrument de mesure de la nécessité dans une société démocratique des restrictions » selon les termes employés par le Professeur Waschmann 86.
En ce qui concerne, en premier lieu, la dissolution du groupement de fait et de son service d’ordre, la clause d’abus de droit est diluée dans le droit commun des restrictions. Sans remettre en cause le caractère étroit de la marge d’appréciation des Etats en matière de dissolution des associations (voir 11 oct. 2011, Association Rhino et autres c/ Suisse, n° 48848/0793), la Cour, se livrant à une interprétation de l’article 11 à l’aune des considérations présentes dans l’article 17, accorde une attention soutenue au fait que les agissements de « Troisième voie » incitaient clairement à la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population. Dès lors, en l’espèce, cette marge devient plus large (§ 121). La récurrence des renvois aux inquiétudes et conclusions des autorités internes est frappante. Ainsi, était-il « raisonnable de la part des autorités françaises de craindre qu’un tel groupe, issu de la mouvance skinhead avec ses symboles, ses uniformes, ses formations, son culte de la force et ses saluts, et dont la propension à la violence est connue voire constitue sa raison d’être (…), favorise un climat de violence et d’intimidation qui va au-delà de l’existence d’un groupe exprimant des idées dérangeantes ou offensantes » (§ 114). Même tonalité au stade du contrôle de la proportionnalité de la dissolution. Nonobstant l’absence de moyens légaux moins intrusifs pour encadrer la restriction litigieuse, la Cour souligne très nettement le contrôle approfondi de la qualification des faits du Conseil d’Etat sur la mesure litigieuse (§ 120). L’absence d’une motivation sur la proportionnalité n’y change rien ( ! ). La Cour n’éprouve aucune difficulté à constater l’absence de violation de l’article 11.
Toute autre est la démarche retenue s’agissant de la dissolution des deux associations (« l’Oeuvre française » et les « Jeunesses nationalistes »), puisque c’est l’option de l’effet guillotine de l’article 17 qui est privilégiée. L’arrêt s’inscrit dans la droite ligne de la célèbre décision Glimmerven c/ Allemagne (11 oct. 1979) de la défunte Commission européenne des droits de l’homme, laquelle indiquait que « le but général de l’article 17 est d’empêcher que des groupements totalitaires puissent exploiter en leur faveur les principes posés par la Convention ». Appel xénophobe à une révolution nationale (§ 131), apologie de personnages ayant collaboré avec l’Allemagne nazie (§ 132), activités d’endoctrinement et d’entraînement en particulier de la jeunesse (§ 133), tous les éléments étaient réunis pour constater une utilisation de la liberté d’association dans « le but de détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique », à savoir les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination. « Le glaive de la déchéance de protection conventionnelle pure et simple » 87est tout sauf une surprise. Le motif tiré de l’incompatibilité rationae materiae signifie que le droit invoqué par les requérants n’est pas protégé par la Convention. Le droit agresseur, en tant qu’il a détourné une liberté conventionnelle de sa vocation, n’est pas garanti par la Convention.
On peut avancer que la solution rendue par la Cour sonne comme un constat de d’euro-compatibilité des dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, telles qu’elles sont contrôlées par le Conseil d’Etat. On aura beau mettre l’accent sur le contrôle concret de la Cour et l’inévitable casuistique, lorsque la Cour relève l’absence de solution intermédiaire dans la législation française et d’un véritable contrôle de proportionnalité par le Conseil d’Etat elle se situe sur le terrain des principes. Semblable bienveillance nous semble pouvoir être transposée à toutes les hypothèses où seront en cause des associations incitant clairement à la violence. Il est à relever que le projet de loi confortant le respect des principes de la République, actuellement en discussion au Parlement, n’entend pas sortir de la logique du « tout ou rien » 88, la nouvelle mesure de suspension étant seulement prévue pour les associations ou groupements dont les agissements entrent dans le champ des dispositions de l’article L. 212-1 et qui font l’objet d’une procédure de dissolution
Dans l’arrêt Karastelev c/ Russie (6 oct., n° 16435/10), la Cour n’a pas pu éviter d’aborder la question de la conventionnalité d’une loi sur l’extrémisme. L’affaire concerne des avertissements adressés à des dirigeants d’une ONG de défense des droits de l’homme pour menace « d’acte extrémiste », après l’organisation d’une manifestation contre une loi sur les mineurs au cours de laquelle ils brandirent une pancarte indiquant « la liberté n’est pas acquise, elle doit être conquise » et lancèrent des appels aux adolescents pour les inciter à participer à d’autres protestations contre cette loi. Même si les requérants n’ont été reconnus coupable d’aucune infraction, le juge européen reconnaît l’existence d’une ingérence à la liberté d’expression dès lors qu’ils ont reçu un avertissement qui revenait à qualifier leur conduite d’illégale et qui les confrontaient surtout à un dilemme cornélien : « soit ils se conformaient à l’avertissement et donc, en substance, s’abstenaient de nouvelles protestations, soit ils refusaient de s’y conformer et pouvaient faire à des poursuites » (§ 72). L’incise est singulièrement importante et semble indiquer que la Cour se place sur le terrain de la théorie de la victime potentielle. Sur le fond, le débat porte à titre principal sur la question de savoir si les dispositions litigieuses de la législation russe respectent les exigences de prévisibilité et d’accessibilité. Selon la Cour, plusieurs points de la loi russe sont hautement problématiques. Outre le caractère vague de la notion d ‘« obstruction » aux activités licites des autorités publiques, l’arrêt relève que l’application d’une procédure d’avertissement, comme celle appliquée aux requérants, suppose pour être respectueuse de l’exigence de prévisibilité(§ 79) que le risque de commettre une infraction soit réel et « concerne une infraction concrète et spécifique d’un certain degré de gravité », ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
C’est le principe même de la définition de l’incitation à faire obstruction aux activités licites des autorités publiques qui est remis en cause par le juge européen. S’appuyant sur les travaux de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (§ 86), celui-ci souligne que « l’élément d’incitation implique qu’il y ait soit une intention claire de provoquer la commission d’actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent que de tels actes se produisent à la suite du discours particulier utilisé ». Autrement dit, la précision doit être au rendez-vous. De surcroît, la loi russe ne s’embrasse guère d’une logique de contextualisation, qui, on le sait, est au cœur de la jurisprudence conventionnelle. Il ne faut pas perdre de vue enfin que « les protestations, y compris les actions prenant la forme d’entraver physiquement certaines activités, peuvent constituer des expressions d’opinion au sens de l’article 10 de la Convention » (§ 88).
A l’évidence, le respect des critères énoncés dans la jurisprudence européenne n’était pas la préoccupation principale des autorités nationales, plus préoccupées par la criminalisation à outrance de toutes les formes d’opposition de la politique du gouvernement … Nulle distinction entre « l’entrave aux activités licites des autorités publiques » et l’activité extrémistes réelle, pouvoir discrétionnaire accordé au Procureur … sont autant de défaillances affectant le cadre réglementaire. L’effectivité du contrôle juridictionnel est également pointée du doigt (§ 94 et s). Si les requérants ont pu contester les procédures en sollicitant un contrôle juridictionnel, les juges internes n’ont à aucun moment contrôlé la nécessité de l’ingérence. Aussi, « l’étendue des pouvoirs du procureur était telle que le requérant se heurtait à d’énormes obstacles pour démontrer que les décisions du procureur étaient illégales et violaient par ailleurs le droit à la liberté d’expression » (§ 97). L’interprétation plus équilibrée adoptée par la Cour constitutionnelle en 2013 importe peu, puisque postérieure aux faits à l’origine de la requête.
Les avertissements émis par le procureur n’étaient donc pas prévus par la loi. La violation de l’article 10 fut aisément établie en l’espèce du fait de la qualification excessive de l’exposition de la pancarte et des propos tenus en entrave aux activités licites des autorités publiques et de l’arbitraire des conclusions du Procureur, alors même que ladite manifestation portait sur une question d’intérêt public. La solution paraît on ne plus logique et démontre que la lutte contre les extrémismes ne peut être un prétexte pour s’en prendre aux discours critiques de l’action du gouvernement. On pourra cependant regretter des confusions dans la démarche suivie par la Cour européenne entre ce qui relève du contrôle de la base légale et ce qui a trait au contrôle de proportionnalité.
M. Afroukh
VI- Repas conformes aux prescriptions religieuses en milieu carcéral: une jurisprudence empreinte de self-restraint
On ne reviendra pas ici sur la question de l’applicabilité de l’article 9 s’agissant de griefs alléguant une violation de la liberté de religion en raison du manquement des autorités pénitentiaires à leur fournir des repas conformes à leurs préceptes religieux. C’est, par exemple, sous l’angle de cette disposition que la Cour a contrôlé le refus opposé à un détenu bouddhiste de suivre un régime végétarien (7 décembre. 2010, Jakobski c/ Pologne, n° 18429/06). En l’espèce, la décision du demandeur du requérant de suivre un régime végétarien a été inspirée par sa religion bouddhiste « et n’était pas déraisonnable ». Dans la droite ligne d’une jurisprudence libérale récusant toute appréciation étatique sur la légitimité des croyances religieuses, la Cour s’en tient aux allégations des requérants sans vraiment vérifier la réalité de l’attachement à la religion revendiquée. A titre illustratif, il est possible de mentionner l’affaire Erlich et Kastro c/ Roumanie (9 juin 2020, n°23735/16 et 23740/16) dans laquelle les requérants, de confession juive, se plaignaient du manquement des autorités pénitentiaires à leur fournir des repas conformes à leurs préceptes religieux. En l’espèce, la Cour se contente de rappeler le principe selon lequel le respect des prescriptions alimentaires dicté par une religion relève bien du champ d’application de l’article 9 sans s’interroger sur la réalité des convictions religieuses des requérants et le bien-fondé de leurs allégations. Il lui suffit de relever que la question des prescriptions alimentaires spécifiques à la religion juive a été déjà abordée dans l’affaire Cha’are Shalom (§ 22). L’arrêt Saran c/ Roumanie (10 novembre 2020, n° 65993/16), va plus loin, en ce qu’il aborde la question de la preuve de l’affiliation religieuse. Pour refuser de donner suite aux demandes d’un détenu de bénéficier de repas conformes aux préceptes musulmans dans deux prisons, les autorités invoquèrent le fait qu’il n’avait pas prouvé par écrit son appartenance religieuse, celui-ci s’étant déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération. La Cour relève l’attitude schizophrénique des autorités nationales qui reprochent au requérant de ne pas avoir déclaré sa conversion à l’islam tout en lui ayant servi, au début de son incarcération dans la première prison, des repas conformes aux préceptes de la religion musulmane. Si les autorités nationales peuvent exiger du détenu qu’il déclare son appartenance religieuse, elles doivent « s’organiser et se coordonner entre elles de manière à assurer un partage adéquat de l’information » (§ 40). De ce seul défaut de communication, ayant privé le requérant de repas conformes à ses préceptes religieux, l’arrêt conclut à la violation de l’article 9 de la Convention. Dans un registre voisin, l’affaire Neagu c/ Roumanie (10 novembre 2020, n° 21969/15) a débouché sur une solution favorable au requérant. Celui-ci converti à l’islam pendant sa détention, se plaignait du refus des autorités de lui servir des repas sans porc au motif qu’il n’a fourni aucune preuve écrite d’une autorité religieuse de sa conversion. Là encore, le juge européen est d’avis qu’exiger un document officiel de la conversion religieuse est une exigence aussi « stricte de preuve documentaire d’appartenance à un culte spécifique dépasse le niveau de justification » acceptable (§ 39). Plutôt que de s’intéresser à la manière dont requérant manifestait ou entendait manifester sa nouvelle religion, les autorités nationales ont retenu une approche faisant la part belle au formalisme.
S’agissant de la portée des obligations positives, les arrêts rendus confirment que la Cour n’entend pas imposer un fardeau insupportable aux Etats. Contrôle de la mise en balance des intérêts en jeu, oui, mais un contrôle mesuré. Certes, celle-ci se place sur le terrain des obligations positives dans ce domaine, toutefois, cette obligation n’est pas une obligation de résultat. Se plaçant sous les auspices du principe de subsidiarité et de la marge d’appréciation, le juge européen se contente de vérifier si « les autorités nationales ont fait tout ce qui pouvait être raisonnablement exigé d’elles pour respecter les convictions religieuses des requérants » (§ 43 de l’arrêt Erlich et Kastro), d’autant que la préparation de certains repas conformes aux préceptes religieux suppose des aménagements spécifiques qui ont des conséquences financières pour un établissement pénitentiaire. On est bien loin de l’approche développée à propos des conditions de détentions indignes où la jurisprudence écarte fermement toute prise en considération d’arguments tenant à un manque de ressources financières. Dans l’arrêt Saran, le juge européen réaffirme « le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national.
S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (…). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce » (§ 34). En ce sens, la Cour ne fait que reprendre une jurisprudence constante de la Commission européenne des droits de l’homme sur le caractère raisonnable et adéquat des mesures adoptées (Commission EDH, déc. 5 mars 1976, X c/Royaume-Uni, n°5947/72). Et l’arrêt Jakobski, ou était en cause le refus opposé à un détenu bouddhiste de suivre un régime végétarien, soulignait déjà que « si la Cour est disposée à admettre que prendre des dispositions spéciales pour un détenu peut avoir des incidences financières pour l’établissement pénitentiaire et donc indirectement sur la qualité du traitement des autres détenus, elle doit examiner si l’Etat a trouvé un juste équilibre entre les intérêts de l’établissement, des autres détenus et les intérêts particuliers du requérant ». Lorsque les repas demandés ne nécessitent pas d’être préparés, cuits ou servis d’une manière particulière, la balance penche en faveur du droit à la liberté de religion du détenu. En revanche, la satisfaction de l’ensemble des revendications constituerait une charge trop lourde pour les autorités. Dans l’affaire Erlich et Kastro c/ Roumanie, l’absence d’une réglementation sur la distribution des repas casher importe peu dès lors que les juges internes ont adopté une solution « sur mesure » ordonnant à l’administration pénitentiaire de distribuer quotidiennement des repas cacher. Les détenus de confession juive ont bénéficié d’un espace séparé dans la cuisine de la prison pour respecter les conditions de préparation des repas casher, avec l’accord et l’aide une fondation religieuse juive. Aussi, les requérants ont pu se procurer par leurs propres moyens les produits avec la possibilité de demander le remboursement des frais engagés.
A dire vrai, compte tenu des mesures prises, on peine à comprendre comment une telle requête a pu passer le filtre de la recevabilité. Comme les juges dissidents dans l’affaire Micallef c/ Malte (Gde. ch., 15 octobre 2009) qui dénonçaient « la disproportion entre la modestie des faits et ce luxe, voire cette débauche, de procédures, heurte le sens commun, alors surtout qu’il subsiste dans nombre d’Etats parties des violations graves des droits de l’homme. Notre Cour est-elle exactement faite pour cela ? » on peut se poser la question de savoir si cette application du droit à la liberté de religion ne révèle pas la même disproportion.
M. Afroukh
Notes:
- sur ces deux arrêts, on se reportera aux obs. de L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la CEDH », AJDA, 2021 p.200 ↩
- L. Burgorgue-Larsen, « Promouvoir une forme de gouvernance démocratique », Conférence des 70 ans de la Convention européenne des droits de l’homme, 18 septembre 2020, consultable sur le site de la Cour ↩
- J.-P. Marguénaud, « Chronique de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (janv./févr. 2021) », Dalloz actualité, 4 mars 2021 ↩
- 30 janv. 2020, J.M.B et autres c/ France, n° 9671/15 ↩
- M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, « Entente des juges contre l’indignité des conditions de détention provisoire : l’avènement de l’arrêt pilote dialogué ? », Dalloz, 4 mars 2021, p. 432 ↩
- CE, 19 octobre 2020, n° 439372 ↩
- 11 déc. : « La Cour administrative suprême de Lituanie demande un avis consultatif sur sa législation relative à l’impeachment ; également communiqué du 4 décembre : « La Cour suprême slovaque demande un avis consultatif sur son mécanisme d’examen des plaintes contre la police » ↩
- Gde. Ch., 6 janvier 2011, n° 34932/04 ↩
- S. Touzé, « Regard critique que l’exécution conditionnelle des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », in Mélanges en l’honneur d’E. Decaux, Pedone, 2017, pp. 761-778 ↩
- « La compétence – exagérément ? – exclusive de la Cour de justice pour l’examen des recours interétatiques, RAE/LEA, 2015/1, pp. 45- 68 ↩
- Déc. 11 janv. 1961, Autriche c/ Italie, n° 788/60 ↩
- 18 janv. 1978, Irlande c/ Royaume-Uni, n° 5310/71 : crise en Irlande du Nord ; 10 mai 2001, Chypre c/ Turquie, n° 25781/94 : conflit dans la partie Nord de Chypre ; 3 juill. 2014, Géorgie c/ Russie, n° 13255/07, ainsi que CEDH, 12 mai 2014, Chypre c/ Turquie, n° 25781/94 mais qui ne se prononce que sur la question de la satisfaction équitable ↩
- Déc. 12 mai 2005, Ljubljanska Banka D.D., n° 29003/07 ↩
- S. Touzé, J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen, (dir.), La protection des droits de l’homme par les Cours supranationales, Pedone, 2016, p. 245 et s. ↩
- RGDIP, 2018, p. 5 ↩
- F. Sudre, « L’interprétation constructive de la liberté syndicale, au sens de l’article 11 de la Convention EDH », J.C.P. G., 2009, II 10018 ↩
- « De l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme à l’égard des Etats tiers », LPA, 10 juin 2002, p. 4 ↩
- Sina Bank c/ Conseil, affaire T-67/12, arrêt du Tribunal du 4 juin 2014, points 56-62, Bank of Industry and Mine c/ Conseil, affaire T-10/13, arrêt du Tribunal du 29 avril 2015, par. 57-58, Conseil c/ Bank Saderat Iran, affaire C‑200/13 P, arrêt de la Cour de justice du 21 avril 2016, point 50 ↩
- Gde. ch., 30 juin 2005, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c/ Irlande, n° 45036/98 ↩
- cf. arrêt Chypre c/ Turquie du 12 mai 2014 ↩
- « Contributions et taxes – Convention européenne des droits de l’homme », AJDA, 2001. P. 657 ↩
- Déc. 1 févr. 2001, Ayuntamiento de Mula c. Espagne, n° 55346/00 ↩
- CE, 31 juillet 2009, Ville de Grenoble, n° 296964 ↩
- Ass. Pl., 10 mai 2009, n°17-84.509, 17-84.511, 18-82.737 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 4 fév. 2005, Mamatkulov et Askarov c/ Turquie, n° 46827/99 et 46951/99 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 235(2020) ↩
- Communiqué de presse, CEDH 063(2021) ↩
- Voy. notamment, Cour EDH, gde ch., 15 nov. 2018, Navalnyy c/ Russie, n° 29580/12, cette Chron. RDLF 2019, n° 13, obs. C. Husson-Rochcongar ; Cour EDH, 9 avr. 2019, Navalnyy c/ Russie (n° 2), n° 43734/14 ; Cour EDH, 10 nov. 2020, Navalnyy et Gunko c / Russie, n° 75186/12 ↩
- Requête Ukraine c/ Russie (VIII), n° 55855/18 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 421 (2018) ↩
- Communiqué de presse, CEDH 264(2020), 28 sept. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 276(2020), 6 oct. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 310 (2020), 27 oct. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 264(2020), 28 sept. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 310 (2020), 27 oct. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 265 (2020), 30 sept. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 276 (2020), 6 oct. 2020 ↩
- Déclaration de la Cour du 4 novembre 2020 concernant les demandes de mesures provisoires relatives au conflit dans la région du Haut-Karabakh et ses environs (communiqué de presse, CEDH 314(2020), 5 nov. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 377 (2020), 16 déc. 2020 ↩
- Communiqué de presse, CEDH 349 (2020), 2 déc. 2020. A cet égard, on signalera que la Cour s’était formellement refusée le 14 octobre à reconsidérer sa position à l’égard spécifiquement de la Turquie (Communiqué de presse, CEDH 290 (2020), comme l’en avait prié le gouvernement d’Ankara dès le 7 octobre ↩
- v. l’essai d’E. Sales, La Turquie, un Etat de droit en question, L’Harmattan, 2021 ↩
- Gde. ch, 23 juin 2016, n° 20261/12, nos obs., RDLF, 2016, n° 29 ↩
- v. l’opinion en partie concordante en partie dissidente de la juge Yüksel ↩
- Voir CEDH, 4 juillet 2013, Anchugov et Gladkov c/Russie, n°11157/04 et 15162/05 : disposition de la Constitution russe privant du droit de vote tous les détenus ↩
- Gde ch., 10 juill., n° 310/15 ↩
- voir arrêt G.K. c/ Belgique du 21 mai 2019, n°58302/10 : était en cause une contestation d’une sénatrice belge qui avait démissionné (sous la pression des membres de son parti) avant de se rétracter en vain ↩
- Cour EDH, 22 déc. 2020, Usmanov c/ Russie, n° 43936/18 : violation prévisible – quoiqu’inédite – de l’article 8, pour atteinte gravement disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale d’un ressortissant d’origine tadjik qui, faute d’avoir indiqué le nom de ses frères et sœurs lors de sa procédure de naturalisation, s’est vu automatiquement privé de la nationalité russe dix ans plus tard ↩
- Cour EDH, 10 déc. 2020, Shiksaitov c/ Slovaquie, n° 56751/16 et 33762/17 : absence d’incompatibilité ab initio avec l’article 5§1 f de la détention en Slovaquie d’un ressortissant tchétchène, reconnu comme réfugié en Suède, durant l’examen de la recevabilité de la demande d’extradition vers la Russie, dès lors que les autorités suédoises ne se sont pas inquiétées de l’éventuelle applicabilité d’une clause d’exclusion lors de la procédure d’asile, mais violation à raison de la durée excessive de la privation de liberté ↩
- Voy. précédemment, cette Chron. RDLF, 2019, n° 13, III A et RDLF, 2019, n° 47, III A 1 ↩
- 14 sept. 2017, n° 41215/14, cette Chron., RDLF 2018, n° 11, II B ↩
- Exigence d’une décision « prise conformément à la loi » ; droits de l’étranger de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion, de faire examiner son cas et, enfin, de se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ↩
- Gde ch., 19 sept. 2017, Régner c/ République tchèque, n° 35289/11 ↩
- Approche qui, loin d’avoir fait l’unanimité au sein de la Grande chambre, se voit contestée par six juges dans leurs diverses opinions concordantes, eu égard notamment à la valeur absolue de l’article 1 du Protocole n° 7 en tant que standard minimal ↩
- Documents non datés, dont les sources restent occultes, admis comme mode de preuve de la menace à l’ordre public à condition d’être précis et circonstanciés, versés au débat contradictoire et de ne pas être sérieusement contestés par le requérant : CE, 3 mars 2003, Min. de l’intérieur c/ Rakhimov, n° 238662. Le juge administratif se reconnaissant le pouvoir d’en exiger la production – dans des conditions compatibles avec les exigences de la sécurité nationale – par jugement avant dire-droit ou mesure d’instruction : CE, 1er juin 2011, Larbi A., no 337992 ↩
- 23 juill. 2020, M.K. et autres c/ Pologne, n° 40503/17, § 169 ↩
- 27 octobre 2020, M.A. c/ Belgique, n°19656/18, § 78 ↩
- Ibid., §§ 87-88 ↩
- Déc., 19 déc. 2017, I.K. c/ Suisse, n° 21417/17, § 24 ↩
- UNHCR, « Principes directeurs sur la protection internationale n° 9 : Demandes de statut de réfugié fondées sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre au sens de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 Convention et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés », 23 oct. 2012, HCR/GIP/12/09, pt. 31 ↩
- 7 nov. 2013, X, Y et Z c/ Min. de l’immigration et de l’asile, aff. C-199 à C-201/12, pts. 70 et 71 ↩
- Ibid., pt. 55 ↩
- Déc., 9 déc. 2004, n° 2035/04), elle établit, en deuxième lieu, que la simple existence d’une loi incriminant les actes homosexuels dans le pays d’origine du requérant ne s’oppose pas, en soi, au renvoi de l’intéressé vers ce pays, et que seul le « risque réel » de voir cette législation s’appliquer en pratique constitue un critère décisif (§ 59). Certes, le rejet des griefs tenant à des risques imputables aux autorités du pays d’origine peut s’en trouver favorisé (comme en l’espèce). Cependant, ce ne sont pas les seuls risques qui doivent être pris en compte et l’arrêt B et C ne néglige pas que dans certaines sociétés, ce sont des acteurs non-étatiques qui maltraitent les personnes homosexuelles (§ 61).
En application des principes dégagés par l’arrêt J.K et autres c/ Suède quant à la répartition de la charge de la preuve 89Gde ch., 23 août 2016, n° 59166/12, § 98, cette Chron., RDLF 2017, n° 13, obs. M. Afroukh ↩
- Exigence dont la valeur intrinsèque est d’autant plus sensible en l’espèce que le risque de traitement contraire à l’article 3 CEDH ne s’est finalement pas vérifié après l’éloignement du requérant ↩
- Gde ch., 23 mars 2016, n° 43611/11, § 156, cette Chron., RDLF 2016, n° 29, III A ↩
- Voy. à cet égard, le nouveau « Pacte sur les migrations et l’asile », 23 sept. 2020, COM(2020)609 ↩
- La Cour concluant encore, par ailleurs, à la méconnaissance de l’article 13 combiné avec ces deux dispositions, faute de recours internes dotés d’un effet suspensif de plein droit, ainsi que de l’article 34 en raison de l’inobservation des mesures provisoires indiquées ↩
- CJUE, Gde ch., 17 déc. 2020, Commission c/ Hongrie, aff. C-808/18 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 13 février 2020, n° 8675/15 et 8697/15, cette Chron., RDLF 2020, n° 75, IV B ↩
- Cour EDH, 11 déc. 2018, n° 59793/17, cette Chron., RDLF 2019, n° 13, III B ↩
- Cour EDH, Gde ch. 21 nov.2019, Ilias et Ahmed c/ Hongrie, n° 47287/15, cette Chron., RDLF 2020, n° 32, III A ↩
- Avant cette réforme, on rappellera que, sauf à être déjà pourvus d’un titre de séjour, les demandeurs d’asile devaient se soumettre en préfecture à une procédure d’« admission au séjour au titre de l’asile », laquelle nécessitait une domiciliation préalable en France et pouvait conduire à différer de plusieurs mois la sécurisation de leur situation administrative aussi bien que leur prise en charge matérielle ↩
- Cour EDH, Gde ch., 21 janv. 2011, n° 30696/09, § 254 et §§ 262-263 ↩
- Cour EDH, 24 mai 2018, N.T.P. contre France, n° 68862/13 ; cette Chron., RDLF 2018, n° 22, IV B et C ↩
- CE, ord., 19 nov. 2010, Panokheel, n° 344286 ↩
- CE, ord., 16 déc. 2011, n° 354782 ; 4 juill.2013, n° 369750 ; 18 fév. 2014, n° 375403 ; 17 avr. 2019, n°428749, pt. 16 ; 13 janv. 2021, n° 448204, pt. 7… ↩
- En vertu de l’ancien article R 741-1 du CESEDA, les autorités devaient statuer sur la demande d’admission au séjour dans les 15 jours à compter du moment où l’intéressé se présentait à la préfecture avec une domiciliation et les pièces requises ↩
- En revanche, ces évolutions justifient que la Cour refuse d’indiquer à l’Etat défendeur des mesures générales au titre de l’article 46 de la Convention ↩
- Après avoir admis qu’au regard de l’afflux des demandeurs d’asile à Paris et de la réalité des moyens dont l’administration dispose, la préfecture pouvait prévoir des délais de convocation avoisinant les trois mois sans commettre d’illégalité manifeste (CE, ord., 10 mai 1992, n°358828), le juge des référés du Conseil d’Etat n’avait ainsi constaté aucune « carence caractérisée de l’Etat » dans la prise en charge des « migrants au titre de l’asile » qui étaient regroupés sur le site de la Lande de Calais (CE, ord., 23 novembre 2015, n° 394540 et 394568, RDSS, 2016, p. 90, note D. Roman et S. Slama), du fait du plan d’action du 17 juin 2015 et de la création de places supplémentaires d’hébergement ↩
- Une autre question en suspens, vu les principes généraux rappelés par la Cour, étant de savoir dans quelle mesure une telle violation pourrait également être reprochée à un Etat partie qui ne serait pas lié par une obligation de droit positif, issue de sa propre législation ou du droit de l’Union européenne, de fournir des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile ↩
- CE, 31 juillet 2019, n° 410347 ↩
- 24 juill. 2012, n°40721/08 ↩
- 8 juill. 2008, n°33629/06, chron. J.-F. Flauss, AJDA, 2008, p. 1939 et M. Levinet, RDP, 2009, p. 919 ↩
- Déc. 2 sept. 2004, W. P. c/ Pologne, n° 42264/98 ↩
- 19 juin 2012, Hizb Ut-Tahrir c/Allemagne, n° 31098/08 ↩
- « La jurisprudence récente de la Commission européenne des droits de l’Homme en matière de négationnisme», in J.-F. Flauss et M. De Salvia (éd.), La Convention européenne : développements récents et nouveaux défis, Bruylant, coll. « Droit et justice », n° 19, 1997, p. 107 ↩
- S. Van Drooghenboroeck, « L’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme est-il indispensable ? », RTDH, 2001, p. 555 ↩
- R. Rambaud, « Quel contrôle du Conseil d’Etat sur la dissolution d’associations ? De la loi du 10 janvier 1935 sur les groupes de combat et milices privées au projet de loi confortant le respect des principes de la République », cette revue, 2020, chron. n° 85 ↩