Permis de visite et violences conjugales. Réflexions sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration pénitentiaire. À propos du jugement TA Châlons-en-Champagne, 8 nov. 2022, n°2102872
En annulant la décision refusant d’octroyer à la requérante, victime de violences conjugales, un permis de visiter son agresseur incarcéré, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne fait prévaloir la vie privée et familiale de cette dernière sur sa sécurité physique et psychologique.
Par Simon Lasne, Consultant juridique spécialisé en droit pénitentiaire au ministère de la justice, Diplômé du Master 2 Droit des libertés fondamentales, Université Grenoble-Alpe.
Le contentieux administratif relatif à l’octroi de permis de visite aux femmes victimes de violences conjugales se développe, sans doute de manière proportionnelle aux condamnations pénales prononcées pour ce motif[1]. Ces demandes de permis de visite n’ont, pour l’heure, pas retenu l’attention de la doctrine. Elles suscitent pourtant nombre d’interrogations sur le pouvoir de l’administration et le positionnement du juge.
Comme le soulignent L. Laufer et T. Ayouch, « la particularité des violences conjugales est de s’inscrire au sein d’un dispositif, le couple, où préside un choix amoureux et consenti »[2]. Ainsi, lorsque le chef d’un établissement pénitentiaire décide ou non d’accorder à une victime de telles violences un permis de visiter son agresseur incarcéré[3], il doit concilier deux impératifs contradictoires : la protection du droit à l’intégrité physique et psychologique de la victime d’une part, et son droit à mener une vie privée et familiale d’autre part. Cette conciliation difficile est l’enjeu d’un contentieux émergent des refus de permis de visite que le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 8 novembre 2022 met particulièrement en valeur.
En l’espèce, Mme D., épouse et victime de M. D., condamné le 9 novembre 2021 à deux ans et six mois d’emprisonnement pour des faits de violences conjugales en état de récidive à son encontre, a formé une demande auprès de l’administration pénitentiaire afin d’obtenir un permis de visiter ce dernier en détention. Par une décision du 17 décembre 2021, le directeur de la maison d’arrêt de Troyes lui a opposé un refus, considérant que la gravité des faits laissait sérieusement craindre une réitération des violences au sein de l’établissement. Mme D. a alors formé un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de cette décision. Le tribunal administratif a fait droit à sa demande et annulé l’acte contesté, estimant que le chef d’établissement avait porté une atteinte disproportionnée à son droit à la vie privée et familiale. Ni le motif d’incarcération de M. D., ni la circonstance que la requérante a été victime de ce dernier, ne sont suffisants, selon lui, pour établir le risque d’incident au parloir, d’autant que le juge pénal n’a pas prononcé d’interdiction de contact entre les deux époux. Par ailleurs, le tribunal administratif estime que l’administration pouvait « adopter une mesure moins contraignante qu’un refus de permis de visite ».
On le voit dans cet exemple, de telles demandes de permis de visite suscitent bien des questions. Parmi elles, faut-il considérer qu’une victime de violences conjugales accepte le risque que sa venue au sein de l’établissement comporte pour elle-même ? L’administration pénitentiaire est-elle légitime à s’opposer à une demande émanant directement de la victime ?
L’article 35 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 affirme que « l’autorité administrative ne peut refuser de délivrer un permis de visite aux membres de la famille d’un condamné, suspendre ou retirer ce permis que pour des motifs liés au maintien du bon ordre et de la sécurité ou à la prévention des infractions »[4]. Le décret n° 2020-1640 du 21 décembre 2020 encadre de manière plus spécifique l’octroi de permis de visite s’agissant des victimes de violences conjugales. L’article D. 403 du code de procédure pénale, aujourd’hui codifié à l’article R. 341-2 du code pénitentiaire, dispose ainsi que : « Pour des/ motifs de bon ordre, de sécurité et de prévention des infractions, et spécialement en cas de crime ou de délit relevant des dispositions de l’article 132-80 du code pénal [relatif aux violences conjugales], le permis de visite délivré en application des dispositions des articles L. 341-5, R. 341-4 à R. 341-6 et R. 341-13 peut être refusé à la personne victime de l’infraction pour laquelle la personne prévenue ou condamnée est détenue, y compris si la victime est membre de la famille de la personne détenue ».
Cette disposition précise qu’en présence d’une interdiction d’entrer en relation avec la victime prononcée par le juge pénal, l’autorité compétente « ne peut délivrer le permis de visite à cette personne ». L’administration pénitentiaire se trouve alors en situation de compétence liée[5]. En revanche, si la condamnation pénale n’est pas assortie d’une telle interdiction, rien n’interdit, a priori, de refuser la délivrance d’un permis de visite. L’administration pénitentiaire est alors dotée d’un pouvoir discrétionnaire.
De nombreux directeurs d’établissements se sont emparés de la possibilité laissée par l’article R. 341-2 du code pénitentiaire : ils prononcent des refus de permis de visite malgré l’absence d’interdiction d’entrer en contact, parfois même de manière systématique[6].
Pourtant, cette approche fait l’objet d’une remise en cause graduelle de la part du juge administratif. Pour apprécier la légalité de telles décisions, ce dernier prend en compte plusieurs critères relatifs aux risques encourus par la victime, en particulier le caractère récent et répété des faits ayant motivé la condamnation, ou encore la présence de mineurs au moment des faits[7]. Toutefois, en l’absence de lignes jurisprudentielles précises données par le Conseil d’Etat en la matière, les solutions jurisprudentielles apparaissent erratiques et dépendent en fait du tribunal administratif compétent. Confrontées à des faits similaires, certaines juridictions s’orientent vers des solutions favorables à l’administration[8] quand d’autres prononcent l’annulation du refus de permis de visite[9]. Le jugement commenté illustre cette seconde tendance : le tribunal opte pour ne pas s’opposer aux choix des victimes qui doivent pouvoir, si elles en font la demande, visiter leurs agresseurs en détention.
Or, le juge semble ne pas prendre véritablement la mesure des risques encourus par la victime à l’occasion des parloirs. L’administration pénitentiaire quant à elle, en se prononçant sur ces demandes, ne peut se détacher de l’une de ses missions : la lutte contre la récidive. Les risques que comporte l’octroi d’un tel permis de visite dépassent en effet les seuls incidents aux parloirs. Permettre à la victime de conserver des liens avec son agresseur risque aussi, et surtout, de perpétuer un rapport de domination qui pourrait conduire à une réitération des faits à l’issue de l’incarcération. Autrement dit, le fait pour les victimes de violences conjugales de souhaiter rendre visite à leurs agresseurs en détention, et a fortiori de conserver des liens affectifs avec ces derniers, est, non pas révélateur d’un « masochisme féminin »[10] mais, bien souvent, d’une emprise psychologique de l’agresseur sur sa victime. Pourtant, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne s’en remet exclusivement au droit à la vie privée et familiale des victimes pour apprécier la légalité d’un refus de permis de visite, et reconnait in fine l’autonomie de leur volonté. Une telle approche contribue à éluder la problématique de l’emprise psychologique, socle même des violences conjugales.
Dès lors, l’approche retenue par le tribunal administratif montre que, par cette appréciation, le juge administratif reste étranger à la lutte contre les violences conjugales. D’une part, il minimise largement les risques encourus par les victimes à l’occasion des parloirs (I). D’autre part, il délaisse la problématique de l’emprise psychologique, témoignant de sa prudence à l’égard du juge pénal qui n’a, quant à lui, pas jugé opportun de prononcer une interdiction de contact entre la victime et son agresseur (II).
I. Une approche restrictive des risques encourus par les victimes à l’occasion des parloirs
En se bornant à affirmer que le motif de condamnation de M. D. ne pouvait, à lui seul, justifier le refus de permis de visite à son épouse et victime, le tribunal administratif sous-estime largement les risques encourus par celle-ci à l’occasion des parloirs. En effet, de tels risques sont inhérents non seulement à la configuration des lieux (A) mais également au motif d’incarcération du condamné (B).
A. Des risques physiques liés à la configuration matérielle des parloirs
En l’espèce, les faits reprochés à la personne condamnée sont caractérisés à la fois par leur caractère violent et répété. Pourtant, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne exclut tout risque physique pour la requérante à l’occasion des visites. Or, les parloirs ordinaires, où ont lieu la majorité des visites, ne sont pas soumis « à une surveillance continue et directe »[11]. Ils constituent, bien souvent des lieux exigus où la victime et son agresseur sont placés face à face, une simple table en guise de séparation. Une telle configuration matérielle présente ainsi de nombreux risques pour la sécurité de cette dernière. Des agressions de compagnes de détenus ont déjà été déplorées. Le 17 septembre 2019, lors d’un parloir au sein du centre pénitentiaire de Saint-Quentin Fallavier, un détenu, connu pour des faits de violences conjugales, a agressé physiquement et verbalement son épouse[12]. Le tribunal administratif de Grenoble avait, quant à lui, rejeté la requête d’une victime de violences conjugales sollicitant la délivrance d’un nouveau permis de visite en raison « des violences commises à son encontre par M. Y. à l’occasion de parloirs »[13].
Il convient également de souligner que, quand bien même l’article R. 311-14 du code pénitentiaire prévoit, s’agissant des parloirs ordinaires, que le surveillant pénitentiaire a « la possibilité d’écouter les conversations » et « de mettre un terme à la visite », la simple intervention d’un agent pénitentiaire en cas d’incident – haussement de ton ou coups portés – ne suffit pas à garantir la sécurité de la visiteuse. En outre, les couloirs de certains établissements ne permettent pas toujours d’intervenir immédiatement. Pour ces raisons, le tribunal administratif de Marseille a récemment considéré légal un refus de permis de visite opposé à une requérante eu égard « [au] caractère répété et récent » des faits de violences conjugales dont elle avait été victime[14].
Selon le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, une conciliation plus équilibrée entre la vie privée de la victime et sa sécurité pourrait être assurée par la mise en place de « mesures moins contraignantes », notamment l’installation d’un dispositif de séparation au sein du parloir[15]. Ce dispositif est prévu en cas de nécessité selon les termes de l’article R. 341-13 du code pénitentiaire. Cependant, la mise en place d’un parloir hygiaphone n’exclut pas tout risque pour la victime.
B. Des risques psychologiques inhérents au motif d’écrou de la personne condamnée
En mentionnant la possibilité de mettre en place un dispositif de séparation pour protéger la victime de son agresseur lors des parloirs, le tribunal administratif semble limiter les violences conjugales aux seules violences physiques. Or, les violences conjugales peuvent revêtir des formes diverses incluant les violences psychologiques : insultes, menaces, propos dévalorisants ou dénigrants…
Pourtant, le tribunal administratif semble non seulement négliger l’existence des violences psychologiques mais également leurs conséquences sur la santé des femmes. Sur ce point, les violences verbales et/ou psychologiques peuvent entraîner des conséquences psychologiques durables : « contrairement à ce que l’on pourrait penser, la seule violence psychologique – insultes, humiliations, comportement de contrôle, etc. – a un impact aussi grave sur la santé que la violence physique ou sexuelle »[16].
Quand bien même le parloir serait doté d’un dispositif de séparation, le code pénal offre un fondement à de tels refus de visite. L’administration doit en effet prévenir les infractions pénales – critère retenu tant par les dispositions du code pénitentiaire que par la jurisprudence pour refuser l’octroi d’un permis de visite. Or, les violences psychologiques relèvent de l’infraction prévue par l’article 222-33-2-1 du code pénal[17].
En tout état de cause, en se cantonnant à reconnaitre l’existence de mesures intermédiaires selon lui plus respectueuses de la vie privée et familiale de la requérante, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne adopte un raisonnement exclusivement centré sur les risques existants au sein des parloirs. L’analyse menée par le juge administratif ne devrait-elle pas intégrer d’autres considérations ?
II. Une approche révélatrice de la prudence du juge administratif à l’égard du juge pénal
Comme le souligne F. Vincent, l’encadrement des permis des visites en détention s’agissant des victimes de violences conjugales avait initialement pour but « de prendre en compte le lien d’emprise ou de dépendance affective de la victime à l’égard de son partenaire lorsqu’il est condamné pour violences conjugales, afin d’éviter tout risque de pression et de réduire les risques de réitération des faits à la sortie de prison »[18]. Or, lorsqu’elles étudient la situation des victimes au seul prisme de la sécurité des parloirs, les juridictions administratives n’envisagent la protection de la victime qu’à court terme, délaissant la notion d’emprise psychologique (A). La prise en compte d’un tel facteur par le juge administratif suppose néanmoins de redéfinir la frontière entre les sphères administrative et pénale (B).
A. Un raisonnement limité à la sphère pénitentiaire
Le rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 10 février 2022, relatif au centre pénitentiaire de Toulon-La-Farlède, énonce que, dans le cadre des permis de visite s’agissant des victimes de violences conjugales, « une appréciation au cas par cas et une réévaluation régulière s’imposent », afin de ne pas rendre « systématique » le refus de permis de visite et de contacts téléphoniques[19]. A l’inverse, en reconnaissant, de manière générale, que la mise en place de « mesures intermédiaires » constitue une garantie suffisante pour protéger la victime lors des parloirs, sans procéder à une analyse concrète de la personnalité de celle-ci et de son agresseur, le raisonnement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne apparait générique et pourrait finalement s’appliquer dans la quasi-totalité des cas. Il envisage les risques de l’octroi d’un tel permis de visite à court terme – lors des parloirs – là où il faudrait les aborder sur le long terme, c’est-à-dire y compris à l’issue de l’incarcération de la personne condamnée.
En se bornant à invoquer, de manière exclusive, le droit à la vie privée et familiale de la victime pour annuler la décision litigieuse, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne élude la problématique de l’emprise psychologique. Or, cette emprise constitue « un phénomène subtil, qui n’appelle pas de réponse automatique parce qu’il n’y a pas de preuve matérielle, mais une réaction psychologique »[20]. La procédure d’octroi des permis régie par l’article R. 341-2 du code pénitentiaire pourrait, par exemple, opportunément intégrer un avis consultatif des conseillers d’insertion et de probation. Ces derniers pourraient, dans le cadre de leur mission de prévention de la récidive, évaluer précisément les efforts effectués par une personne détenue en vue de sa réinsertion et rendre un avis sur l’opportunité d’octroyer un tel permis de visite.
Or, qu’il s’agisse d’une appréciation du chef d’établissement ou du conseiller d’insertion et de probation, prendre en compte la personnalité de la victime et de son agresseur revient à renforcer le rôle de l’administration pénitentiaire en la matière. Force est de constater que celle-ci pourrait alors empiéter sur le domaine du juge pénal.
B. Une réticence regrettable à reconnaître à l’administration pénitentiaire une légitimé propre
Pour prononcer l’annulation de la décision litigieuse, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne se fonde sur la circonstance « que le jugement correctionnel n’a pas prononcé d’interdiction de contact entre les conjoints ». En subordonnant la légalité d’une décision de refus de permis de visite à la solution retenue par le juge pénal, le tribunal administratif questionne la légitimité de l’administration pénitentiaire, légitimité pourtant directement conférée par le code pénitentiaire, et son pouvoir discrétionnaire. L’article R. 341-2 du code pénitentiaire n’interdit pas, en effet, de prononcer un refus de permis de visite en l’absence d’une interdiction de contact prononcée par le juge pénal. Les termes de cet article montrent que le pouvoir réglementaire a souhaité laisser une liberté d’appréciation à l’administration pénitentiaire.
Par ailleurs, la comparution immédiate qui permet au procureur, s’il estime que les éléments à charge sont suffisants, de faire juger une affaire dès l’issue de la garde à vue de la personne mise en cause[21], prend aujourd’hui une ampleur de plus en plus grande en matière de violences conjugales[22]. Il convient de noter que « la part des condamnations prononcées dans le cadre d’une comparution immédiate ou d’une comparution à délai différé, par rapport au total des condamnations prononcées dans des affaires de violences conjugales, a légèrement augmenté de 17% en 2017 à 22% en 2021 »[23]. Or, si cette procédure permet d’assurer, dans un délai rapide, la protection de la victime, il apparait néanmoins légitime de se demander si elle permet réellement de procéder à une analyse de la personnalité de l’agresseur et de sa victime, d’autant que le phénomène de l’emprise psychologique apparait « mal connu, surtout dans le domaine judiciaire, où il est rarement pris en compte »[24].
***
Les disparités existantes entre les tribunaux ne permettent pas de dégager un cadre juridique stable pour l’administration pénitentiaire et complexifient ainsi son action. Deux solutions sont envisageables. Soit l’action de l’administration pénitentiaire doit être encadrée par une ligne jurisprudentielle appliquée de manière homogène par l’ensemble des juridictions administratives. Soit la liberté conférée par le code pénitentiaire à l’administration vis-à-vis du juge pénal doit être pleinement assumée et s’accompagner d’un renforcement du rôle de cette dernière. Certes, cette hypothèse la conduirait inévitablement à s’approprier certaines notions à la coloration plus pénale qu’administrative. Néanmoins, son action pourrait constituer, non pas une défiance à l’encontre des juridictions pénales, mais une garantie supplémentaire accordée aux victimes de violences conjugales. À condition bien-sûr d’admettre qu’il est possible de protéger les victimes de violences conjugales de leurs propres souhaits…
Annexe
Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, 2ème chambre, 8 novembre 2022, n° 2102872
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 27 décembre 2021, Mme A D demande au tribunal d’annuler, pour excès de pouvoir, la décision du 21 décembre 2021 par laquelle le directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est a refusé de lui accorder un permis de visite à l’endroit de son mari, incarcéré à la maison d’arrêt de Troyes.
Elle soutient que :
– si son mari a été condamné pour violences conjugales à son encontre, aucune interdiction de visite n’a été prononcée par le tribunal correctionnel de Troyes dans son jugement du 9 novembre 2021 ;
– ils ont ensemble deux enfants et elle enceinte de quatre mois.
La requête a été communiquée au ministre de la justice qui n’a pas produit de mémoire.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
– la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
– le code de procédure pénale ;
– le code pénal ;
– le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.
Ont été entendus au cours de l’audience publique :
– le rapport de Mme E B,
– et les conclusions de Mme C de Laporte, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
- D a été condamné le 9 novembre 2021 par le tribunal correctionnel de Troyes à une peine d’emprisonnement de deux ans et six mois. Mme D a sollicité la délivrance d’un permis de visite auprès du directeur de la maison d’arrêt de Troyes, rejetée par une décision du 17 décembre 2021. Le recours hiérarchique contre ce refus a été rejeté par le directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est le 21 décembre 2021. Par la présente requête, Mme D demande au tribunal d’annuler cette décision.
Sur les conclusions aux fins d’annulation :
- Aux termes de l’article 35 de la loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009 alors en vigueur : » Le droit des personnes détenues au maintien des relations avec les membres de leur famille s’exerce soit par les visites que ceux-ci leur rendent, soit, pour les condamnés et si leur situation pénale l’autorise, par les permissions de sortir des établissements pénitentiaires. Les prévenus peuvent être visités par les membres de leur famille ou d’autres personnes, au moins trois fois par semaine, et les condamnés au moins une fois par semaine. / L’autorité administrative ne peut refuser de délivrer un permis de visite aux membres de la famille d’un condamné, suspendre ou retirer ce permis que pour des motifs liés au maintien du bon ordre et de la sécurité ou à la prévention des infractions. / () « . Aux termes de l’article R. 57-8-10 du code de procédure pénale : » Pour les personnes condamnées, incarcérées en établissement pénitentiaire ou hospitalisées dans un établissement de santé habilité à recevoir des personnes détenues, les permis de visite sont délivrés, refusés, suspendus ou retirés par le chef de l’établissement pénitentiaire. () « . Aux termes du troisième alinéa de l’article D. 403 du même code : » Pour des motifs de bon ordre, de sécurité et de prévention des infractions, et spécialement en cas de crime ou de délit relevant de l’article 132-80 du code pénal, le permis de visite peut être refusé à la personne victime de l’infraction pour laquelle la personne prévenue ou condamnée est incarcérée, y compris si la victime est membre de la famille du détenu. () « . Aux termes de l’article 132-80 du code pénal : » Dans les cas respectivement prévus par la loi ou le règlement, les peines encourues pour un crime, un délit ou une contravention sont aggravées lorsque l’infraction est commise par le conjoint, le concubin ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas. () «
- Il résulte de ces dispositions que les décisions tendant à restreindre ou supprimer les permis de visite relèvent du pouvoir de police des chefs d’établissements pénitentiaires et doivent être motivées. Ces mesures de police, qui tendent au maintien du bon ordre et de la sécurité au sein des établissements pénitentiaires ou à la prévention des infractions, affectent directement le maintien des liens des personnes détenues avec leurs proches et sont susceptibles de porter atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il appartient en conséquence à l’autorité compétente de prendre les mesures nécessaires, adaptées et proportionnées de nature à assurer le maintien du bon ordre et de la sécurité de l’établissement pénitentiaire ou, le cas échéant, la prévention des infractions sans porter d’atteinte excessive au droit des détenus.
- Pour refuser à Mme D la délivrance d’un permis de visite, le directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est s’est fondé sur les dispositions précitées au point 2 en estimant que la condamnation pour des faits de violences conjugales sur son épouse, en récidive, traduisait un comportement particulièrement violent de la part de M. D, qui ne permettait pas d’assurer avec certitude l’absence de risque de réitération d’une infraction identique ou similaire de sa part.
- Il ressort des pièces du dossier que M. D a été condamné, par jugement du tribunal correctionnel de Troyes du 9 novembre 2021 à une peine d’emprisonnement de deux ans et six mois pour des faits de violences conjugales, en état de récidive. Les faits de violence subis par Mme D, reprochés à son mari, sont d’une gravité certaine et ne sont pas isolés. Toutefois, si le motif d’incarcération de M. D devait appeler l’attention de l’administration pénitentiaire sur la demande de permis de visite de son épouse, la circonstance que celui-ci a été condamné pour violences domestiques, comme celle tenant à ce que la requérante était la victime de ses violences, sont toutefois insuffisantes à établir, à elles seules, le risque d’incident à l’occasion de visites en parloir. De plus, en se bornant à évoquer dans la décision attaquée, les risques pour la requérante et pour le maintien du bon ordre et de la sécurité de l’établissement, alors même que le jugement correctionnel n’a pas prononcé d’interdiction de contact entre les conjoints, le directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est ne justifie pas qu’il n’était pas en mesure d’adopter une mesure moins contraignante qu’un refus de permis de visite. Dans ces conditions, Mme D est fondée à soutenir que le directeur interrégional des services pénitentiaires a commis une erreur d’appréciation en refusant d’accéder à sa demande de délivrance d’un permis de visite.
- Il résulte de ce qui précède que la décision du directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est du 21 décembre 2021 doit être annulée.
D E C I D E :
Article 1er : La décision du directeur interrégional des services pénitentiaires du Grand Est du 21 décembre 2021 est annulée.
Article 2 : Le présent jugement sera notifié à Mme A D et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera transmise au directeur de la maison d’arrêt de Troyes.
[1] E. Chandler et D. Vérien, Plan rouge vif. Améliorer le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, Rapport parlementaire remis à la Première ministre le 22 mai 2023, p. 72 : « (…) [en France], environ 30 % des condamnés détenus le sont pour des violences conjugales ou sexuelles. Ils étaient ainsi plus de quinze mille hommes à être emprisonnés pour ces motifs au 31 décembre 2022. C’est presque quatre mille de plus qu’en 2020 (…) ».
[2] L. Laufer, T. Ayouch, « Violences conjugales, famille, vulnérabilité », Topique, 2018, p. 151.
[3] Les directeurs d’établissements pénitentiaires ne sont compétents pour octroyer ou refuser un permis de visite que pour les personnes condamnées. Aux termes de l’article L. 341-5 du code pénitentiaire : « Pour les personnes prévenues, les permis de visite sont délivrés, refusés, retirés ou suspendus par le magistrat chargé du dossier de la procédure (…) ».
[4] Le juge administratif interprète strictement ces dispositions. Seuls l’un de ces motifs fondent les refus de permis de visite : v. CE, 20 février 2013, n° 364081.
[5] V. not. : TA Amiens, 22 décembre 2022, n° 2102403
[6] CGLPL, Rapport de la deuxième visite du centre pénitentiaire de Toulon-la-Farlède, 10 février 2022, p. 77 : « Lorsque la décision judiciaire n’interdit pas le contact entre le détenu et sa victime, l’établissement analyse le jugement (pour les condamnés) et si la victime est identifiée, le permis de visite ou le droit d’être appelée au téléphone par le détenu sera systématiquement refusé ».
[7] En référé-suspension, le Conseil d’Etat utilise de tels critères, notamment la gravité des faits de violences. CE, 15 novembre 2022, n° 461131.
[8] V. not. : TA Rennes, 19 février 2021, n° 2100812, TA Marseille, 24 février 2023, n° 2102571 et TA Strasbourg, 13 juillet 2023, n° 2304803
[9] V. not. TA Amiens, 20 octobre 2022, n° 2003805 ; TA Nantes, 17 janvier 2023, n° 1905855 ; TA Dijon, 17 novembre 2022, n°2200783 ; CAA Bordeaux, 3 novembre 2022, n° 20BX02675 ; TA Toulon, 31 mars 2023, n° 2202990 et TA Lyon, 14 juin 2022, n° 2100713. La motivation de ces jugements renvoie directement au considérant retenu le 12 juillet 2021 par la cour administrative d’appel de Versailles (CAA Versailles, 12 juillet 2021, n° 20VE061).
[10] Formule de M.-F. Hirigoyen citée in Solène Cordier et Faustine Vincent, « L’emprise est le socle des violences psychologiques, dont le but est de soumettre l’autre », Le Monde, 19 nov. 2019.
[11] Articles 341-15 et 341-16 du code pénitentiaire
[12] « Saint-Quentin-Fallavier : des violences conjugales jusqu’au parloir de la prison », Le Dauphiné Libéré, 19 sept. 2019.
[13] TA Grenoble, 20 mai 2020, n° 2002607.
[14] TA Marseille, 24 février 2023, n° 2102571, préc.
[15] V. en ce sens : TA Toulon, 21 mars 2023, n° 2202990 (le ministre de la justice a fait appel de ce jugement).
[16] P. Romito, M. Pellegrini, L. Marchand-Martin, M-J Saurel-Cubizolles, « L’impact des violences conjugales sur la santé psychologique des femmes », EMPAN, 2022/4, p. 39
[17] L’article 222-3-2-1 du code pénal incrimine le harcèlement moral perpétré au sein du couple.
[18] F. Vincent, « Grenelle contre les violences conjugales : l’emprise sera prise en compte par la justice », Le Monde, 25 nov. 2019
[19] Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Rapport de la deuxième visite du centre pénitentiaire de Toulon-la-Farlède préc., p. 78
[20] Ibid.
[21] Article 395 du code de procédure pénale
[22] V. not. : F. Moreau, « Les dossiers de violences conjugales remplissent les comparutions immédiates à Bordeaux », Le Monde, 16 juill. 2021
[23] E. Chandler et D. Vérien, Plan rouge vif. Améliorer le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, Rapport parlementaire remis à la Première ministre le 22 mai 2023, p. 85.
[24] M.-F. Hirigoyen cité in Solène Cordier et Faustine Vincent, « L’emprise est le socle des violences psychologiques, dont le but est de soumettre l’autre », préc.