Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2022
Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à Université de Montpellier, IDEDH, UR_UM205/CRDH, Caroline Boiteux-Picheral, Professeure de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH, UR_UM205 et Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS 1
Comme à l’accoutumée, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme au cours du premier semestre 2022 se révèle particulièrement riche. Le juge européen s’est par exemple prononcé, pour la première fois de façon aussi directe, sur la compatibilité avec la Convention de mesures restrictives (interdiction de manifestations) prises durant la crise sanitaire dans l’arrêt Communauté genevoise d’action syndicale (ci-après CGAS) c/ Suisse du 15 mars 2022 (n°21881/20) 2, arrêt qui a déjà fait l’objet d’un renvoi en grande chambre. L’arrêt Kavala c/ Türkiye concernant la détention d’un homme d’affaires défenseur des droits de l’homme en Turquie retient également l’attention car il s’agit du deuxième arrêt rendu au titre de la procédure en manquement prévue par l’article 46 § 4 de la Convention : « Lorsque le Comité des ministres estime qu’une haute partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au comité, saisir la Cour de la question du respect par cette partie de son obligation [de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels il est partie énoncée par le paragraphe 1] ». Le recours en manquement du Comité des ministres n’avait pour l’heure donné lieu qu’à un seul arrêt dans l’affaire Ilgar Mammadov c/ Azerbaïdjan du 29 mai 2019 3. Par-delà le constat de violation de l’article 46 qui permet à la Cour de rappeler l’importance de l’exigence de bonne foi dans l’exécution par les Etats de ses arrêts, l’arrêt Kavala c/ Türkiye a l’intérêt de souligner qu’il « n’appartient pas à la Cour d’apprécier l’opportunité (du choix d’engager la procédure de l’article 46§4) opéré par le Comité des Ministres » (§ 129), rejetant ainsi l’argumentation du gouvernement défendeur qui contestait ce choix en l’espèce en faisant valoir l’existence de nouvelles poursuites contre le requérant, non examinées par la Cour dans son premier arrêt. Le droit de saisir la Cour relève de la seule responsabilité du Comité des ministres. Une nouvelle fois, la Cour de Strasbourg n’hésite pas à se faire « juge de la valorisation des opinions dissidentes des juges constitutionnels » (E. Sales) en relevant clairement, comme les juges dissidents turcs, que la détention du requérant avait peu à voir avec les éléments constitutifs de l’infraction d’espionnage qui lui était reprochée. Deux utilisations en douze ans c’est trop peu. Le recours en manquement cessera-t-il d’être un simple tigre de papier ? A suivre donc !
Le premier semestre 2022 aura été l’occasion pour la Cour d’apporter un certain nombre de précisions sur des questions somme toute assez classiques dans la jurisprudence européenne comme celle de l’appréciation des risques en cas d’éloignement d’un étranger appartenant à un groupe menacé, notamment l’équilibre entre l’appréciation de la situation générale dans le pays de destination et les circonstances individuelles (Gde ch., 29 avr. 2022, Khasanov et Rakhmanov c/ Russie (n° 28492/15 et 49975/15), ou d’aborder des questions inédites comme celle du pluralisme interne qui renvoie à l’expression équilibrée au sein d’un media de la diversité des différents courants d’opinion dans une affaire relative à la révocation de la licence d’une chaîne de télévision (Gde Ch., 5 avril 2022, NIT S.R.L. c/ République de Moldova (n°28470/12). Le traitement de la situation toujours aussi préoccupante de l’Etat de droit en Pologne a continué d’occuper le devant de la scène juridique et médiatique en 2022. On relèvera la multiplication des mesures provisoires indiquées dans des affaires relatives à des procédures disciplinaires visant des juges 4. Autre contentieux qui monte en puissance, le contentieux climatique avec de nombreuses affaires pendantes devant la Grande chambre, en particulier l’affaire Duarte Agostinho et autres c/ Portugal dans laquelle six enfants portugais ont introduit une requête contre trente-trois États membres du Conseil de l’Europe pour mettre en cause leur inaction face au réchauffement climatique 5. La présente livraison sera surtout l’occasion de faire le point sur l’état de la jurisprudence en matière de recevabilité des actions en matière environnementale.
Ce sont surtout les conséquences de l’agression russe contre l’Ukraine qui occupent le devant de la scène. Depuis le 16 septembre 2022, la Russie n’est plus partie à la Convention européenne mais cela ne remet pas en cause l’opposabilité de ses obligations conventionnelles pour les faits antérieurs à cette date(voy. la précédente livraison de la chron., 2022, n° 16 ; M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, « Les conséquences à double tranchant de l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe », D. actu. 30 mars 2022[/foot]. Autrement dit, la Cour demeure compétente pour connaître des requêtes individuelles ou interétatiques concernant des actions et omissions susceptibles de constituer une violation antérieure au 16 septembre. La gestion de ce contentieux russe ne va pas être une mince affaire pour la juridiction européenne des droits de l’homme, qui a déjà été saisie de plusieurs requêtes individuelles et d’une requête interétatique sur les opérations militaires en cours en Ukraine dont elle a déjà souligné qu’elles faisaient naître pour la population civile un risque réel et continu de violations graves des droits garantis par la Convention (1er et 7 mars) justifiant l’indication de plusieurs mesures provisoires urgentes (art. 39 règlement de la Cour). L’octroi de ces mesures s’est intensifié dans ce contexte si singulier, qu’il s’agisse des opérations militaires ou du sort réservé aux prisonniers de guerres. Il faut y ajouter d’autres requêtes sans lien avec cette agression de l’Ukraine. Par exemple, d’autres requêtes interétatiques sont actuellement pendantes devant la Cour concernant notamment les violations des droits de l’homme en Crimée ou la destruction au-dessus de l’est de l’Ukraine de l’appareil assurant le vol MH17. Lors de l’audience solennelle, le Président de la Cour R. Spano a souligné que « dans les mois à venir, la Cour devra déterminer la marche à suivre la plus appropriée pour le traitement des quelque 17 000 affaires qui restent inscrites au rôle de la Cour contre la Russie, ainsi que des nombreuses autres affaires introduites en raison de la guerre en Ukraine. Cela prendra du temps et les attentes doivent être réalistes. Le défi que cela représente pour le travail de la Cour est sans précédent. Un soutien politique et financier continu de la part de toutes les parties prenantes est vital ». D’autant qu’avec le départ de la Russie, le Conseil de l’Europe perd le plus grand contributeur à son budget : plus de 34 millions d’euros. L’organisation n’en sortira pas indemne. Et plus qu’une zone de turbulence, le Conseil de l’Europe est confronté à une crise sans précédent : une crise des valeurs. L’unité de la famille européenne est mise à mal par une contestation frontale des valeurs fondamentales de démocratie, respect des droits de l’homme et prééminence du droit. Les condamnations européennes des réformes législatives polonaises réduisant à néant l’indépendance des juges se multiplient, mais sans que cela n’inquiète les juridictions polonaises qui refusent de s’incliner. La décision du 7 octobre 2021 du Tribunal constitutionnel polonais portant « évaluation de la conformité à la Constitution polonaise de certaines dispositions du traité sur l’Union européenne » en est une énième illustration, puisqu’elle révèle une volonté claire et non équivoque de rejeter les valeurs communes sur lesquelles l’Union européenne est fondée (art. 2 TUE). La Hongrie de V. Orban n’est pas en reste : rapprochement avec V. Poutine, banalisation des discours racistes et antisémites, limitation de l’accès à l’IVG… Que dire enfin des conservateurs britanniques qui n’ont eu de cesse ces dernières années de limiter les pouvoirs des juges et les droits des plus faibles 6. L’accord conclu avec le Rwanda qui consiste à délocaliser le traitement des immigrants illégaux en constitue un exemple éloquent. Saisie de demandes de mesures provisoires par plusieurs demandeurs d’asile vers le Rwanda, la Cour européenne des droits de l’Homme a ordonné le 14 juin 2022 au Royaume-Uni de ne pas procéder à leur refoulement, l’éloignement les exposant à un risque réel de dommages irréparables 7. Le premier vol censé éloigner les demandeurs d’asile déboutés au Rwanda a finalement été annulé. Mais les autorités britanniques n’entendent pas revenir sur cette mesure, loin s’en faut. Dès le lendemain de la décision de la Cour, la ministre de l’Intérieur Priti Patel vilipenda une juridiction opaque. La nouvelle ministre Suella Braverman, déjà sur le départ, a récemment exprimé son intention d’appliquer la mesure en menaçant de « quitter la Cour européenne des droits de l’homme » si celle-ci continue de se mêler de questions de politique intérieure. Le protocole d’accord a fait des émules puisque c’est le Danemark qui annonce désormais avoir trouvé un accord avec le Rwanda en vue de « l’établissement d’un programme par lequel les demandeurs d’asile […] pourraient [y] être transférés pour l’étude de leur dossier, ainsi que l’option d’une installation au Rwanda ». Alors certes, la Cour européenne ne s’est pas prononcée dans un arrêt au fond mais on mesure à quel point le respect des droits est devenu pour certains Etats une préoccupation secondaire. Partout, se diffuse progressivement l’idée que la politique doit avoir raison du droit et de ses contraintes. Nul compromis envisageable, il nous faudrait choisir ! Ce qui se joue n’est sans rappeler la grande querelle entre normativisme et décisionnisme. Le juriste allemand Carl Schmitt, adversaire du normativisme de Hans Kelsen, serait admiratif de ce positionnement, lui qui vantait l’efficacité de l’action politique sur le respect du droit. Le respect des droits de l’homme est de moins en moins envisagé comme une exigence mais comme un risque, une contrainte insupportable à laquelle il faudrait absolument se soustraire. La montée des extrêmes lors des élections législatives en Suède et en Italie n’augure ainsi rien de bon pour leur protection. Par ces temps mauvais de « déconsolidation démocratique » , le rôle des juges, internes et internationaux, est plus que jamais crucial dans cette entreprise si difficile de « raisonner la raison d’Etat » selon la belle formule de Mireille Delmas-Marty. Et le constat n’est pas propre à l’Europe.
S’agissant de la composition de la Cour, deux juges ont débuté leur mandat pendant le 1er semestre 2022 : le juge croate Davor Derenčinović et le juge ukrainien Mykola Gnatovskyy, qui a été membre du Conseil international d’experts sur les crimes commis pendant les conflits armés, Bureau du Procureur général de l’Ukraine, 2021-2022. Rappelons que la liste initiale de trois noms proposée par l’Ukraine, dans laquelle figurait déjà M. Mykola Gnatovskyy, avait été rejetée le 22 septembre 2021 par la Commission sur l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe… Les nouveaux juges à la Cour, qui sont entrés en fonction en 2021, prennent progressivement leurs marques. On relèvera ainsi la première opinion séparée du juge Belge F. Krenc sous l’arrêt Communauté genevoise d’action syndicale précité, placée sous les auspices du principe de subsidiarité et une tendance décidément bien ancrée et inquiétante de quelques juges de prendre systématiquement la défense de leurs Etats d’origine, et ce même lorsqu’il n’y a rien à défendre 8.
Enfin, du point de vue du droit interne, un arrêt de la Cour de cassation semble mettre un coup de frein aux mutations audacieuses de l’office du juge judiciaire en matière de contrôle de conventionnalité. Alors que la Cour de cassation s’est résolument engagée ces dernières années dans la voie d’un contrôle de proportionnalité in concreto, un arrêt de la chambre sociale le 11 mai 2022 rendu à propos de la conventionnalité du « barème Macron » met l’accent sur ses dangers de ce type de contrôle pour la sécurité juridique et l’égalité des citoyens devant la loi. La notice explicative, qui n’a certes aucune valeur juridique, mais qui éclaire la position de la chambre sociale va même jusqu’à préciser qu’un « tel contrôle in concreto, qui heurte la conception française d’une norme générale et abstraite, adoptée par le pouvoir législatif et s’imposant à tous, s’est développé exclusivement dans le champ de la protection des droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, sous le contrôle de la Cour de Strasbourg ». On retrouve finalement ici les critiques développées ces dernières années à l’égard du contrôle de conventionnalité in concreto. Le plus inquiétant dans cet arrêt est l’esquisse d’un contrôle de conventionnalité à géométrie variable. Car ce refus du contrôle in concreto concerne des dispositions de la Charte sociale européenne et non de la Convention européenne des droits de l’homme. Carole Nivard a raison de souligner que « le traitement de faveur accordé à la Convention européenne et à son mécanisme de contrôle juridictionnel discrédite au passage tous les autres traités de consécration des droits de l’homme et exclut totalement les conventions consacrant des droits sociaux. Il y a bien « deux poids, deux mesures » parmi les traités de garantie des droits de l’homme ratifiés par la France ». Dans une décision rendue publique le 26 septembre, le Comité européen des droits sociaux considère que la France a violé l’article 24b. de la Charte (droit à une indemnité adéquate) en considérant que « les plafonds prévus […] ne sont pas suffisamment élevés pour réparer le préjudice subi par la victime et dissuasifs pour l’employeur ». Mais l’on sait que ces décisions ne sont pas exécutoires. Et surtout la tendance aujourd’hui est à la désobéissance aux chartes sociales quand il s’agit de droit du travail.
Pour la période allant du 1er janvier au 1er juillet 2022, cinq thèmes ont été retenus : la fonction consultative de la Cour au titre du Protocole n° 16 (I), les crises sanitaire et environnementale (II), les droits des étrangers (III), la liberté d’expression (IV), la protection des personnes vulnérables (IV).
I – la fonction consultative au titre du protocole n° 16
A- Attractivité de la nouvelle demande d’avis : la Cour peut mieux faire !
Dix-sept Etats sur quarante-six ont ratifié le Protocole n° 16. Il s’agit de l’Albanie, l’Arménie, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Lituanie, le Luxembourg, Saint Marin, la Slovénie, l’Ukraine, les Pays-Bas, la Grèce, Andorre, la Slovaquie, la Bosnie-Herzégovine et la Roumanie (à partir du 1er janvier 2023 pour ce dernier). Huit Etats ont signé le protocole sans le ratifier, parmi lesquels l’Italie, la Belgique et la Turquie. Et pour l’heure six demandes d’avis ont été adressées à la Cour dont l’une a été rejetée par le collège de cinq juges. Sur les cinq avis rendus par la Cour, quatre demandes proviennent de deux Etats : la France et l’Arménie. Le moins qu’on puisse dire est que cette nouvelle procédure d’avis consultatif connaît « un retard à l’allumage » 9. Avec cette formule, l’ancien Président de la Cour Jean-Paul Costa ne pouvait pas mieux résumer les débuts difficiles de cette nouvelle procédure. Peut-être que le rejet sévère de la demande d’avis adressée par la Cour suprême slovaque sur le système d’examen des plaintes contre la police (14 déc. 2020, n° P16-2020-001) a eu l’effet d’une douche froide pour les hautes juridictions des États ayant ratifié le Protocole : « Ces mêmes juridictions nationales risquent fort d’éprouver quelques réticences à solliciter un avis consultatif de la Convention si elles ont le sentiment qu’une épée de Damoclès risque de s’abattre assez aisément sur les demandes qu’elles introduisent » 10. Dans le contexte actuel d’une procédure connaissant un « retard à l’allumage », la Cour aurait été mieux inspirée de faire preuve de plus de souplesse dans l’interprétation des conditions d’exercice de la demande d’avis afin de dynamiser la mise en œuvre du protocole 16. Sur ce point, la pratique du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice est très instructive. Car il a fallu attendre le début des années 1980 et l’affaire Foglia c. Novello I 11pour que la Cour de Luxembourg adopte sa première déclaration d’incompétence, la doctrine commençant à évoquer alors la « doctrine de l’irrecevabilité manifeste » 12. C’est en 1981 qu’elle a estimé que le point de droit soulevé par la question préjudicielle ne devait pas être sans rapport avec l’objet du litige au principal (CJCE 16 juin 1981, Maria Salonia c. Giorgio Poidomani et Franca Giglio, veuve Baglieri, aff. C-126/80).
Un mot, avant d’évoquer les avis rendus, sur la question des délais. Le règlement de la Cour indique dans son article 93 que « les demandes d’avis consultatif doivent se voir réserver un traitement prioritaire au sens de l’article 41 du présent règlement » mais ne précise pas le délai dans lequel l’avis doit être rendu. Dans son premier avis rendu au titre du Protocole 16, la Cour a cependant estimé que « son rôle n’est pas de statuer contradictoirement sur des requêtes contentieuses par un arrêt ayant force obligatoire mais, dans un délai aussi rapide que possible de fournir à la juridiction qui a procédé à la demande une orientation lui permettant de garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance » 13. Ce premier avis avait donné le ton puisqu’elle s’était prononcée en six mois. Dès lors que la procédure interne est suspendue en attendant l’avis de la Cour, l’exigence de célérité s’impose ici. À l’évidence, les trois avis commentés n’ont pas répondu à cette exigence. Plus d’un an en moyenne pour répondre ! Ce qui n’est pas de nature à favoriser l’attractivité de cette nouvelle procédure.
B- Une première demande d’avis « intéressée » du Conseil d’Etat ?
Après une longue période au cours de laquelle il a refusé de donner suite à des de nombreuses demandes tendant à ce que la Cour européenne des droits de l’homme soit saisie au titre du Protocole 16, avec des motivations très lapidaires ou implicites 14, le Conseil d’Etat a enfin décidé de saisir la Cour européenne le 15 avril 2021 à propos de la question des associations communales de chasse agréée (ACCA), en particulier les conditions de retrait d’une ACCA telles qu’elles résultent de la loi n° 2019-773 du 24 juillet 2019 portant création de l’Office français de la biodiversité. Le droit de retrait n’est ouvert à une association de plusieurs propriétaires mettant en commun leurs territoires que lorsque l’existence de l’association était reconnue lors de la création de l’ACCA. Tout l’enjeu est alors de déterminer si cette différence de traitement entre les groupements de propriétaires créés avant ou après la constitution de l’ACCA est conforme à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1. Il faut dire un mot brièvement du contexte de cette demande d’avis qui montre une nouvelle fois l’imbrication des contrôles et la nécessité du dialogue pour éviter les conflits de sentences. Deux points retiennent l’attention. En premier lieu, la demande d’avis est intervenue à la suite d’une séquence jurisprudentielle et législative qui a vu le pouvoir législatif neutraliser une décision du Conseil d’Etat de 2018 jugeant contraires au principe d’égalité les dispositions réglementaires (art. R. 442-53 du code l’environnement) qui réservaient le droit de retrait aux propriétaires seuls à l’exclusion des propriétaires regroupés en association (CE, sect., 5 oct. 2018, n° 407715). Craignant la création d’associations factices de propriétaires, le législateur a réservé le droit d’opposition aux propriétaires et aux associations de propriétaires ayant une existence reconnue lors de la création de l’association. En saisissant la Cour européenne, le Conseil d’Etat européanise une question l’ayant opposée au pouvoir réglementaire et législatif. Mais l’affirmation selon laquelle la question de droit soumise à la Cour « peut concerner d’autres Etats parties à la convention, plusieurs autres Etats ayant en matière de chasse une législation comparable à celle en vigueur en France » ne doit pas faire illusion. Il faut y voir une trace de l’habileté du Conseil d’État pour camoufler la dimension purement nationale de l’affaire. En second lieu, après la saisine de la Cour, le Conseil d’Etat a renvoyé au Conseil constitutionnel une QPC portant sur la constitutionnalité de la disposition législative litigieuse au regard du principe d’égalité et du droit de propriété. Le 4 novembre 2021, le Conseil constitutionnel a estimé que la différence de traitement critiquée était fondée sur une différence de situation en rapport avec l’objet de la loi.
La réponse que la Cour de Strasbourg a apportée le 13 juillet à la demande d’avis fournit un vade-mecum sur la mise en œuvre du principe de non-discrimination, tout en laissant au Conseil d’Etat une large marge nationale d’appréciation. Le juge européen retient une rédaction équilibrée qui responsabilise le juge national. Si le Conseil d’Etat cherchait, comme c’est parfois le cas avec le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne, à faire reposer sur la Cour les conséquences d’une déclaration d’inconventionnalité du droit national, l’opération est ratée. Il y a cependant deux points sur lesquels la Cour de Strasbourg prend position. Sur la question de savoir si une éventuelle différence de traitement est compatible avec un ou plusieurs buts légitimes, elle « relève que le dispositif des ACCA mis en place de longue date par le législateur poursuit, comme objectif, la conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvages à travers la recherche d’un équilibre agro-sylvo-cynégétique consistant à rendre compatibles entre elles, d’une part, la présence durable d’une faune sauvage riche et variée et, d’autre part, la pérennité et la rentabilité économique des activités agricoles et sylvicoles » (§ 77). D’autre part, sur l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et les buts légitimes visés, elle se place assez logiquement sur le terrain de la réglementation de l’usage des biens, favorable à l’expression de la marge d’appréciation. L’avis ne manque de pas de souligner que dans le contexte spécifique de l’organisation et de la pratique de la chasse en France, plusieurs mesures restrictives ont déjà été jugées compatibles avec la Convention (§ 97). Compte tenu de cette rédaction mesurée et de la décision QPC du Conseil validant la disposition législative critiquée, on voit mal comment les juges du Palais-Royal pourraient opérer un nouveau revirement de jurisprudence.
C – Jonction entre une demande d’avis et l’exécution d’un précédent arrêt de la Cour EDH
L’avis de la Cour en date du 8 avril 2022 relatif à l’appréciation de la proportionnalité d’une interdiction générale pour une personne de se porter candidate à une élection législative après une destitution dans le cadre d’une procédure d’impeachment est également intervenu dans un contexte des plus singuliers. Dans sa demande d’avis, la Cour administrative arménienne suggérait que cette interdiction ne prenait pas en considération la jurisprudence européenne telle qu’elle résulte de l’arrêt Paksas c/ Lituanie du 6 janvier 2011 condamnant la Lituanie en raison du caractère définitif et irréversible de l’inéligibilité au mandat législatif d’un ancien président de la République. Et, pour cause, le 5 septembre 2012, la Cour constitutionnelle lituanienne avait censuré une disposition législative qui permettait, à une personne démise de son mandat dans le cadre d’une procédure d’impeachment, de se porter candidate aux élections parlementaires quatre ans après ladite procédure en mettant en exergue le pouvoir d’appréciation des autorités dans l’exécution des arrêts rendus par le juge européen. À bien y regarder, la position de la Cour constitutionnelle revenait à ne pas exécuter l’arrêt Paksas, ni plus, ni moins. La modification constitutionnelle initiée en 2021 n’a toujours pas été adoptée. De sorte que la question de l’exécution de cet arrêt était bien sous-jacente à la demande d’avis de la cour administrative arménienne. La Cour l’a très bien compris et n’a pas souhaité que son avis interfère sur la phase d’exécution des arrêts de condamnation. Aussi, souligne-t-elle que « le Protocole n° 16 n’a pas été envisagé comme un instrument destiné à être utilisé dans le contexte de l’exécution d’un arrêt » (§ 63) et refuse dès lors de répondre à la première question dont la formulation revenait à l’interroger sur les difficultés rencontrées par les autorités lituaniennes dans l’exécution de l’arrêt Paksas.
En ce qui concerne la seconde question portant les critères à appliquer pour apprécier si l’interdiction qui empêche une personne démise de son mandant de parlementaire dans le cadre d’une procédure d’impeachment de se porter candidate aux élections législatives est compatible avec l’article 3 du Protocole n° 1, la Cour souligne, dans la droite ligne de précédents dénués d’ambiguïtés, que la « large marge d’appréciation » dont bénéficient les États pour fixer les conditions d’éligibilité des parlementaires et l’importance de prendre en compte les facteurs politico-historiques propres à chaque État (§ 78). La marge d’appréciation ainsi allouée à l’Etat demeure néanmoins soumise à un contrôle. Elle admet la conventionnalité d’une décision de refuser à une personne le droit de se porter candidate à des élections mais sous certaines réserves, et si sa portée est limitée. Ce faisant la Cour n’innove pas, mais éprouve néanmoins le besoin d’expliciter la solution de l’arrêt Paksas en soulignant que l’examen de proportionnalité doit prendre en compte deux impératifs : la défense de l’ordre démocratique et la nécessité d’un contrôle au regard des circonstances de l’espèce, « non seulement (des) événements qui ont conduit à la destitution de la personne concernée mais aussi, et avant tout, (des) fonctions que cette personne entend exercer à l’avenir » (§ 94). La spécificité de son rôle au titre du Protocole n° 16 l’a conduit à énoncer une grille de lecture mais sans se prononcer sur l’office du juge interne qui était confronté à une décision de la Cour constitutionnelle peu respectueuse des exigences européennes. Ainsi, prend-elle soin de préciser qu’il « ne lui appartient pas de prendre position sur le point de savoir si la juridiction interne est en mesure d’appliquer la Convention dans une affaire pendante devant elle en tenant compte des normes constitutionnelles en vigueur, que toutes les juridictions internes sont tenues de respecter » (§ 93). Pour peu que l’on fasse montre d’un certain optimisme, on peut avancer que la Cour administrative arménienne trouvera dans cet avis un encouragement à faire prévaloir les critères européens sur l’interprétation de la Cour constitutionnelle…
L’Arménie est un Etat pourvoyeur de demandes d’avis. L’avis consultatif sur l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture du 26 avril fait suite à une demande adressée par la Cour de cassation arménienne, avec là encore en toile de fond un désaccord entre les autorités judiciaires sur la manière d’appliquer le droit international et européen des droits de l’homme. On se contentera de préciser que l’instance en cours devant le juge arménien concernait des actes de torture subis par un responsable d’un parti d’opposition constatés par la Cour dans l’affaire Virabyan c/ Arménie (2 oct. 2012). Dans le cadre de la surveillance de l’exécution de cet arrêt exercée par le Comité des Ministres au titre de l’article 46 § 2, une nouvelle procédure pénale fut ouverte mais les policiers furent acquittés au motif que le délai de prescription de dix ans, prévu par le droit pénal arménien, avait expiré. C’est dans ce contexte que la Cour de cassation a saisi la Cour européenne sur la question de savoir si une décision d’écarter, sur le fondement du droit international, le délai de prescription pour des auteurs d’actes de torture ou d’infractions assimilées l’application des règles relatives à la prescription pénale serait compatible avec l’article 7 de la Convention européenne ? Les éléments de réponse donnés par la Grande chambre devraient lui permettre d’appliquer sereinement le droit international et d’écarter par conséquent le délai de prescription. Qu’on en juge. Tout en étant d’avis que l’expiration d’un délai de prescription exclut toute responsabilité pénale, principe de non-rétroactivité des lois pénales oblige, la Cour apporte un assouplissement de taille à ce principe : « il appartient au premier chef à la juridiction nationale de déterminer, dans le contexte de ses normes constitutionnelles et pénales internes, si des règles de droit international ayant valeur normative dans l’ordre juridique interne – dans le cas présent en vertu de l’article 5 § 3 de la Constitution – peuvent constituer une base légale suffisamment claire et prévisible au sens de l’article 7 de la Convention pour permettre de conclure que l’infraction en question est imprescriptible » (§ 78). Qualification de jus cogens conférée à l’interdiction de la torture, prévalence des normes internationales sur les normes constitutionnelles en cas de conflit (art. 5§3 de la Constitution), avis de la Cour rappelant l’importance des sources internationales dans l’interprétation de l’article 7, tout est réuni pour que les violations de l’article 3 ne restent pas impunies.
II – crises sanitaires et environnementales
A – Développement d’une jurisprudence « Covid-19 »
En quelques mois, la Cour de Strasbourg a posé les fondations d’une véritable jurisprudence Covid-19 qui, depuis quelques mois déjà a d’ailleurs les honneurs d’une fiche thématique. L’arrêt Communauté genevoise d’action syndicale précité constitue la première affaire dans laquelle le juge européen se prononce aussi directement sur la compatibilité avec la Convention de mesures restrictives prises durant la crise sanitaire. En l’occurrence, une association dont le but statutaire est la défense des travailleurs et de leurs organisations se plaignait d’avoir été notamment empêchée d’organiser une manifestation le 1er mai en raison d’une interdiction à peu près générale d’organiser des manifestations publiques qui avait été décidée par les autorités suisses entre le 16 mars et le 30 mai 2020 pour lutter contre le coronavirus 15.
In specie, la Cour a arrimé son raisonnement à l’arrêt de Grande chambre Kudrevicius c/Lituanie par lequel elle avait notamment affirmé que la proportionnalité appelle à « mettre en balance les impératifs des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 11 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics » et précisé que, en la matière, « la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit ». Cette approche de la proportionnalité adaptée à la spécificité du droit à la liberté de réunion pacifique lui permet de mettre en évidence l’incohérence de la politique du gouvernement de l’État défendeur qui plaidait la proportionnalité d’une interdiction générale de manifester alors que, au même moment, l’accès aux lieux de travail, tels que des usines ou des bureaux, était toujours autorisé, même lorsque ces lieux accueillaient des centaines de personnes. La proximité de ce raisonnement avec la démarche suivie par le Conseil d’Etat dans son ordonnance du 18 mai 2020 sur l’interdiction de rassemblement dans les lieux de culte est frappante. La même incohérence avait été reprochée aux autorités françaises.
Par ailleurs, bien que l’arrêt ne soit pas rendu sur le terrain de l’article 15, la Cour se montre très sensible au contexte exceptionnel de la lutte contre la pandémie de la Covid-19. Cette contextualisation conduit le juge européen à adapter l’intensité et la nature de son contrôle. Or, on sait qu’il n’hésite plus à contrôler la qualité du processus parlementaire en s’intéressant aux modalités d’élaboration et de discussion de la norme nationale. Ayant eu à se prononcer dans l’arrêt Animal Defender c/ Royaume-Uni (2013) sur la conventionnalité de l’interdiction générale posée par la législation britannique, de toute publicité politique payante à la télévision et à la radio, la Cour a par exemple souligné qu’à « tous les stades ultérieurs de l’examen pré-législatif, l’impact de [cette interdiction] sur la compatibilité de l’interdiction avec la Convention a été examiné de manière approfondie » et que cette interdiction est « l’aboutissement d’un examen exceptionnel, effectué par les organes parlementaires, de tous les aspects culturels, politiques et juridiques de cette mesure ». L’idée étant que si le débat parlementaire a pris en compte les différents intérêts en présence, la Cour ne s’engagera pas ou peu sur le terrain de la proportionnalité concrète. C’est cette jurisprudence que la Cour adapte en l’espèce. L’une des critiques récurrentes visant les mesures restrictives adoptées au titre de l’état d’urgence sanitaire est le non-respect des droits du Parlement, contraint d’adopter dans l’urgence des textes proposés par le pouvoir exécutif. En l’occurrence, l’arrêt CGAS précise que « compte tenu de l’urgence d’apporter une réponse appropriée à la menace inédite du coronavirus à ses débuts, l’on ne saurait certes s’attendre nécessairement au niveau interne à des débats très approfondis, en particulier impliquant le parlement, en vue de l’adoption des mesures urgentes jugées nécessaires dans la lutte contre ce fléau mondial. Dans de telles circonstances, toutefois, un contrôle juridictionnel indépendant et effectif des mesures prises par le pouvoir exécutif s’avère d’autant plus impérieux » (§ 88). En d’autres termes, conscient que dans un contexte épidémique exceptionnel l’examen parlementaire ne peut pas être parfait, le juge européen estime alors que cette lacune doit être contrebalancée par un contrôle juridictionnel effectif en aval. En l’espèce, c’est parce que la Cour estime que ce contrôle fait défaut que la marge d’appréciation est sérieusement limitée.
Et le fait que la Suisse n’ait pas fait usage de son droit de dérogation au sens de l’article 15 de la Convention pour faire face à la crise du covid-19 a-t-il été décisif dans le constat de violation de l’article 11 ? Pour la requérante, les mesures litigieuses sont des mesures dérogatoires de facto qui obligeaient la Suisse à recourir à l’article 15, d’autant que « certains États, conscients de l’incompatibilité d’une interdiction générale de manifester avec l’article 11 de la Convention, ont choisi de déroger formellement à la Convention en en informant le Secrétaire général du Conseil de l’Europe sur la base de l’article 15 de la Convention » (§ 68). La Cour n’entre pas dans ce débat et se contente de relever que l’absence de dérogation implique un contrôle de conventionnalité normal des mesures restrictives. La motivation donne l’impression que l’absence de recours à l’article 15 joue contre l’État défendeur. Si ce raisonnement de la Cour peut se comprendre sur le plan des principes, sa mise en œuvre n’en demeure pas moins problématique. On le sait, pour des mesures quasiment-identiques, certains États ont fait le choix de rester dans le droit commun quand d’autres, certes moins nombreux, ont fait usage de leur droit de dérogation. La conséquence de l’arrêt CGAS est que ces mesures ne seront pas soumises au même contrôle. N’y-t-a-il pas un risque de double standard selon que les États ont ou non fait valoir leur droit de dérogation ? Comme l’écrivent à juste titre Marion Larché et Thibaut Larrouturou, la prise en considération des circonstances exceptionnelles « entourant chaque cas d’espèce (ne doit pas conduire la Cour) à être plus sévère à l’égard des États n’ayant pas dérogé » 16. L’arrêt a été adopté à une très courte majorité (quatre contre trois) et fait l’objet d’une opinion dissidente commune à trois juges. Le 5 septembre, le collège de 5 juges a accepté la demande de renvoi en grande chambre formulé par l’Etat défendeur.
L’arrêt Fenech c/ Malte du 1er mars retiendra également l’attention car la prise en compte du contexte exceptionnel de la pandémie intervient dans le cadre de l’article 3, qui protège un droit absolu (interdiction de la torture et des traitements inhumaines et dégradants). En l’espèce, le requérant, qui se trouvait en détention provisoire, faisait valoir que les autorités n’ont pas pris des mesures adéquates pour le protéger d’une contamination par le virus Covid-19 en prison, notamment parce qu’il n’a qu’un seul rein. La Cour estime que les mesures prises (défaut d’accès à la salle de sport, à sa famille…) visant à limiter la propagation du virus étaient restées proportionnées et limitées dans le temps. Preuve de ce que le langage de la proportionnalité n’est pas totalement absent de cette disposition.
Mustapha Afroukh
B – Perspectives et aléas du contentieux environnemental
A l’heure où les crises se succèdent sans se ressembler, le cumul de trois séries d’éléments, durant le premier semestre 2022, invite à s’intéresser de plus près à l’état de la jurisprudence européenne concernant la protection de la santé et de la qualité de vie face à des problèmes environnementaux.
S’agissant en premier lieu de violations alléguées de l’obligation de protéger la vie et du droit au respect de la vie privée et familiale à raison de l’inertie étatique en matière de lutte contre le changement climatique 17, le dessaisissement systématique des chambres en faveur de la Grande chambre, intervenu le 26 avril dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse (n° 53600/20), le 31 mai pour l’affaire Carême c/ France (n° 7189/21) et le 28 juin dans l’affaire Duarte Agostinho et autres c/ Portugal et 32 autres Etats membres (n° 39371/20), vient en effet contredire le faible niveau d’importance qui leur a été provisoirement attribué dans la base de données de la Cour. Certainement, cette fulgurante promotion procédurale n’est pas étrangère à la portée médiatique d’un contentieux climatique, peu avare d’ « affaires du siècle ». Mais comme en témoignent les questions adressées aux parties, ces requêtes – loin de pouvoir être évacuées par application mécanique d’une jurisprudence établie – placent en quelque sorte le juge européen à la croisée des chemins, quant à l’interprétation des normes de la Convention non seulement sur le fond mais aussi sur la recevabilité. Sur ce terrain, les causes doivent d’ailleurs être distinguées à plusieurs égards, même si toutes interrogent en définitive la qualité de victime des requérants et l’applicabilité des articles 2 et 8 de la Convention. En ce sens, l’affaire Duarte Agostinho présente la double particularité, d’une part d’avoir été directement introduite devant la juridiction européenne des droits de l’homme (les requérants se réclamant de circonstances particulières pour être exemptés de l’obligation d’épuisement préalable des recours internes) et, d’autre part de mettre en jeu une sorte de responsabilité globale et solidaire des gouvernements qui – au-delà de l’Etat de résidence et de nationalité des victimes alléguées – pose la question de la juridiction extraterritoriale des 32 autres Etats parties assignés devant la Cour. Moins hétérodoxe, l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, portée par une association de droit suisse et quatre de ses membres, est cependant susceptible de relancer la question du droit de recours des ONG que la jurisprudence européenne a jusque-là cantonné à des griefs fondés sur une violation du droit à un procès équitable, à l’exclusion de ceux relatifs même au droit au respect du domicile 18, l’applicabilité de l’article 6§1 étant permise soit parce que l’action de la personne morale devant les juridictions internes est réputée avoir eu pour but ou pour effet de protéger les droits personnels ou patrimoniaux de ses membres 19, soit parce que la procédure interne litigieuse a pour enjeu le droit du public à l’information et à la participation en matière environnementale, dont la personne morale en tant que telle est admise à se prétendre titulaire 20. Enfin, prolongeant les démêlés entre la commune de Grande-Synthe et l’Etat français devant les juridictions administratives 21, l’affaire Carême se différencie des deux autres requêtes – qui mettent l’accent sur la condition des enfants (affaire Duarte Agostinho) ou des personnes âgées (affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz) – par la circonstance qu’elle ne paraît pas en appeler pour sa part aux droits de catégories spécialement vulnérables de sujets. Aussi n’est-il pas étonnant que chacune de ces requêtes ait victorieusement franchi le cap du filtrage et que peu après leurs dates d’introduction respectives, elles aient toutes été considérées comme nécessitant une décision en formation collégiale 22. Il est donc déjà acquis qu’elles ne sont pas entachées d’une irrecevabilité manifeste. Certes, il ne s’ensuit pas pour autant qu’elles soient recevables et que la Cour acceptera de se livrer à un examen au fond. Mais la saisine en amont de la Grande chambre n’en est pas moins un signal fort, qui marque l’intention de la juridiction européenne d’inscrire ce contentieux émergent et potentiellement massif dans un cadre de principe, voué à faire autorité, tant la mobilisation du droit de recours individuel pour contester l’inaction des pouvoirs publics contre le réchauffement climatique interroge des traits fondamentaux du système de la Convention (nature subsidiaire du mécanisme de contrôle, rejet des actio popularis, juridiction extraterritoriale des Etats essentiellement déterminée par un contrôle physique des personnes).
A ce stade, il serait hasardeux de pousser plus loin l’analyse et de supputer le sens des futures conclusions de la Grande chambre, qui ne seront probablement pas rendues avant quelques années. S’agissant d’autres types de problèmes environnementaux, néanmoins, le sort réservé à des griefs pris de l’article 8 CEDH permet déjà, en deuxième lieu, de voir combien le déclenchement de la protection « par ricochet » peut être tributaire de la mesurabilité des atteintes alléguées et, en définitive, de la nature des phénomènes en cause. De manière assez prévisible, au vu de la précédente décision Calancea et autres c/ République de Moldova 23, la décision du 7 juillet 2022, Thibaut et Thibaut c/ France (n° 41892/19 et 41893/19) rejette pour irrecevabilité les requêtes dirigées contre un projet de remplacement de lignes électriques à très haute tension, faute pour les requérants d’avoir démontré qu’ils s’en trouveraient exposés « à un danger environnemental tel que leur capacité à jouir de leur vie privée et familiale ou de leur domicile en serait directement et gravement affectée ». En effet, si le juge européen veut bien envisager, à la suite du juge interne, l’existence d’un risque accru de leucémie infantile en cas d’exposition quotidienne à des champs électromagnétiques de faible intensité (§§ 41-42), cet élément n’est d’aucun profit à des adultes, dont le domicile ne se trouve pas à proximité immédiate du tracé et qui n’indiquent pas la présence d’enfants dans leur foyer, ni ne produisent aucun élément attestant que la réalisation du projet risquerait de les soumettre à un champ électromagnétique excédant des normes internes ou internationales 254 septembre 2014, n° 42488/02" id="return-note-8206-24" href="#note-8206-24">24 et suivant un principe établi dès l’arrêt López Ostra 26, la Cour neutralise donc l’absence de toute preuve directe sur ce point (§ 41), en considération d’abord de l’extrême proximité qui s’est progressivement et indument établie entre le cimetière municipal et la propriété du requérant, puis du niveau excessivement élevé de substances toxique, de bactéries et de parasites constaté sur son terrain du fait de ce funèbre voisinage. Encore le cas n’est-il pas le plus exemplaire des infléchissements apportés à l’exigence d’une quantification individuelle des effets produits par un problème environnemental sur le bien-être et la qualité de vie des personnes qui y sont exposées et il faut ici rappeler que, confrontée à une accumulation massive de déchets ou à des pollutions industrielles majeures, la Cour n’a pas hésité à reconnaître la qualité de « victime présumée » à tout individu vivant dans la zone affectée par le phénomène litigieux, indépendamment des circonstances personnelles 27.
S’agissant en troisième et dernier lieu de la dimension possiblement objective et collective de la protection offerte par la Convention, quatre discrets arrêts de comité, en date du 5 mai 2022 28, mettent toutefois en lumière un certain manque d’effectivité du droit à une dépollution rapide, qui s’est déduit de l’indication de mesures générales dans l’arrêt du 24 janvier 2019, Cordella et autres c/ Italie 29. Au vu de la procédure d’exécution pendante devant le Comité des ministres, la Cour ne peut que constater le manquement des autorités nationales à fournir des informations précises concernant la mise en œuvre effective du plan environnemental, dont elle avait réclamé l’application à brefs délais pour assainir le fonctionnement d’une des plus grandes aciéries d’Europe et ses alentours. Cette carence la conduit en conséquence à répéter à chaque fois combien cette mesure générale est urgente pour assurer la protection sanitaire et environnementale de la population 30et à réitérer ses conclusions de violation des articles 8 et 13. Il est cependant douteux que ces nouveaux constats judiciaires, assimilés dans la majorité des cas à une satisfaction équitable suffisante au regard du préjudice moral invoqué par les requérants, accélèrent beaucoup la résolution du problème. Mais c’est toucher là à un problème – l’exécution des arrêts de la Cour – qui est loin d’être propre au contentieux environnemental…
Caroline Boiteux-Picheral
III – Le « contrôle du contrôle » en matière d’asile et de police des étrangers
A défaut d’enregistrer des évolutions de principe au cours du premier semestre 2022, le contentieux de l’asile et des étrangers voit néanmoins les bases de la jurisprudence européenne s’affermir à deux égards, avec des effets majoritairement favorables aux requérants.
A – Un rappel ambivalent aux conditions d’examen des risques encourus dans un Etat tiers par les membres d’un groupe vulnérable
1 – Sanction de l’obligation d’un examen approfondi des risques crées par une conversion religieuse sur place
Relatif au rejet d’une demande d’asile fondée sur un risque allégué de persécution dû à la conversion au christianisme d’un ressortissant pakistanais dans son Etat d’accueil, l’arrêt M.A.M c/ Suisse du 26 avril (n° 29836/20) se situe dans la droite ligne de l’arrêt F.G. c/ Suède 31 dont il applique et sanctionne les principes.
A cet égard, on rappellera que les autorités nationales compétentes sont tenues en vertu des articles 2 et 3 de la Convention d’examiner d’office tout facteur individuel de risque dont elles seraient informées, notamment s’il apparaît que le demandeur d’asile fait « partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements » 32, en considérant de manière rigoureuse et ex nunc la situation du groupe aussi bien que la situation personnelle du requérant. S’inscrivant dans un renforcement continu des obligations procédurales attachées au droit à la vie et au droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants 33, cet aménagement de la charge de la preuve dans les procédures d’asile, en partie propre à la problématique des conversions sur place, conduit ici la Cour à stigmatiser, non pas une absence de prise en considération, mais une mauvaise application des critères établis par sa jurisprudence. Ainsi, le fait d’avoir acté le changement de religion du requérant, qualifié de crédible, et de s’être livré à un examen approfondi de la situation des chrétiens au Pakistan n’acquitte nullement l’instance nationale de recours, qui aurait dû davantage se concentrer, d’une part sur le sort réservé aux convertis, et d’autre part sur les circonstances individuelles, notamment la connaissance par sa famille de la conversion du requérant et sa vulnérabilité aux accusations de blasphème (§ 78). Si les motifs de ce nouveau constat de violation potentielle des articles 2 et 3 CEDH confirment une tendance actuelle de la Cour à s’assurer de la manière dont les risques allégués sont évalués sur le plan interne plutôt qu’à statuer sur leur réalité, la « procéduralisation » du contrôle européen ne paraît décidément pas valoir régression 34.
Au demeurant, on aurait tort de penser qu’un examen au titre du volet matériel de l’article 3, auquel le juge européen ne renonce pas non plus, joue nécessairement en faveur des requérants.
2- Consécration de la relativité temporelle d’une vulnérabilité de groupe dans le pays de destination
Statuant en renvoi sur une violation alléguée de l’article 3 en cas de remise aux autorités du Kirghizistan de deux ressortissants kirghizes, d’origine ouzbèke, respectivement poursuivis dans leur pays d’origine pour détournement de fonds aggravé et violences aggravées, l’arrêt de Grande chambre du 29 avril 2022, Khasanov et Rakhmanov c/ Russie (n° 28492/15 et 49975/15) marque certainement un tournant dans le contentieux des extraditions vers cet Etat caucasien mais se révèle d’un apport plus mitigé à la détermination des standards conventionnels.
En effet, son mérite essentiel est de synthétiser les principes communs régissant le champ et la nature des appréciations que la Cour est appelée à porter sur un risque de traitements inhumains ou dégradants dans l’Etat vers lequel une Partie contractante menace de renvoyer un individu, quelle que soit la base juridique de l’éloignement. Les différents facteurs de risque à prendre en compte sont ainsi présentés sous la forme de trois étapes successives d’analyse, suivant un schéma en entonnoir : le point de départ est l’évaluation de la situation générale dans le pays de destination qui, dans des cas exceptionnels, peut s’opposer en soi au renvoi de tout individu, en considération notamment d’un degré extrême de violence 35(§ 96) ; puis vient la question, le cas échéant, de l’appartenance du requérant à un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements dans ledit pays, qui dispense depuis l’arrêt Salah Sheekh 36, de justifier d’autres caractéristiques distinctives propres (§§ 97-99) ; enfin et à défaut, l’examen en arrive aux circonstances individuelles (§ 100). Pour chacun de ces facteurs de risque (général, collectif, personnel), les règles gouvernant la répartition de la charge de la preuve sont également rappelées, de même que les éléments probatoires sur lesquels la Cour peut se fonder (§§ 109-116).
Sans minimiser l’intérêt didactique de cette systématisation, il est néanmoins permis de se demander en quoi elle ajoute à la cohérence et à l’intelligibilité de la jurisprudence européenne. Les principes exposés étaient bien établis, tandis que la démarche décrite correspond plus ou moins à celle déjà suivie de longue date par les chambres. Certes, l’examen du risque encouru en tant que membre d’un groupe vulnérable, parfois absorbé dans l’analyse de la situation générale, est ici formellement érigé en étape distincte. Pour autant, les conditions d’appréciation ne sont pas modifiées et il s’agit toujours d’établir en premier lieu l’existence d’une pratique systématique de mauvais traitements à l’encontre d’un groupe, puis en second lieu, l’appartenance du requérant à ce groupe (§ 99, § 127).
Dès lors, l’élément le plus significatif paraît encore tenir à la réaffirmation de la compétence de la Cour pour se livrer à un réexamen ex nunc de tout constat antérieur relatif tant à la situation générale dans un pays donné qu’à l’existence de tel ou tel groupe vulnérable (§§ 107-108). De prime abord, ce principe sonne comme une limite aux effets restrictifs du principe de subsidiarité sur le contrôle européen. Sa vocation, cependant, semble être avant tout d’officialiser, voire de légitimer, l’évolutivité des appréciations du juge européen quant à la matérialité des risques allégués. L’application à l’espèce en est la démonstration : de la même manière que dans l’arrêt A.M. c/ France 37, par exemple, il avait été pris acte d’une amélioration jugée suffisante du traitement des personnes liées au terrorisme en Algérie, la Grande chambre revient sur les conclusions retenues à neuf reprises de 2012 à 2016 concernant la situation des ouzbeks de souche au Kirghizistan après les affrontements interethniques de 2010 38et estime – à l’instar de la chambre – qu’ils ont cessé de constituer un groupe systématiquement ciblé (§ 132). Rien ne prouvant, au titre des circonstances individuelles, que l’inculpation des requérants aurait obéi à des motifs politiques ou ethniques inavoués, le constat de non-violation de l’article 3 est ainsi confirmé à une belle unanimité.
B – Des éclairages spécifiques sur les conditions d’exercice des pouvoirs de police en matière de lutte contre l’immigration irrégulière
A ce titre, on passera rapidement sur l’arrêt du 31 mars 2022, N.B. et autres c/ France (n° 49775/20), qui conclut une fois de plus – dans le droit fil de l’arrêt M.D. et A.D. c/ France 39 – à l’incompatibilité avec l’article 3 de la rétention d’un mineur accompagné, sans que le refus des parents d’embarquer à la date prévue n’offre aux autorités une cause exonératoire. En l’espèce, le prolongement de l’enfermement jusqu’à l’éloignement effectif des intéressés vers leur pays d’origine, malgré la mesure provisoire indiquée par la Cour et l’ordonnance du juge interne des référés, représente, au contraire, une circonstance aggravante qui conduit à un constat de violation, par surcroît, du droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention. Mais d’autres affaires sont porteuses d’enseignements plus inédits.
1- Vivification par ricochet de l’obligation de secours en mer
Les mesures drastiques prises, depuis la crise migratoire de 2015-2017, pour fermer des voies maritimes d’entrée irrégulière en Europe ne sauraient faire oublier combien les traversées, sur des embarcations de fortune, peuvent être meurtrières, ni occulter l’articulation toujours difficile, sinon ambiguë, entre les enjeux tenant à la surveillance des frontières et l’obligation internationale de recherche et de secours des personnes en mer. Malgré le cadre juridique établi par le droit de l’Union européenne 40, le fait est que les navires de patrouille ne sont pas nécessairement équipés pour assurer des sauvetages. Ces ambiguïtés sont au cœur de l’affaire Safi et autres c/ Grèce (n° 5418/15) et c’est à leur mesure que doit s’apprécier l’apport de l’arrêt rendu par la Cour le 7 juillet 2022 sur des évènements survenus en 2014.
En l’occurrence, en effet, le naufrage au cours duquel les requérants ont failli périr, et plusieurs membres de leur famille se sont noyés, est intervenu, non pas avant, mais lors d’une tentative de remorquage de leur bateau par les garde-côtes grecs dont on ne sait trop, en raison des lacunes de l’enquête pénale menée sur le plan interne, si elle visait à un refoulement vers les côtes turques ou, au contraire, à conduire les passagers – migrants afghans, palestiniens et syriens – vers l’île de Farmakonisi dont ils approchaient. De telles circonstances sont alors pour l’occasion la Cour d’établir qu’en tout état de cause, et même si le sauvetage ne saurait s’analyser en une obligation de résultat (§ 157), le respect de l’article 2 de la Convention exige que les décisions prises face à une situation d’incertitude ou de détresse en mer s’inspirent de « l’effort primordial de garantir le droit à la vie des personnes se trouvant en danger » (§ 158). A cette aune, la réaction des autorités nationales apparaît clairement entachée de plusieurs manquements (aucune alternative au remorquage envisagée, malgré le mauvais état de navigabilité de l’embarcation et les conditions météorologiques ; absence de gilets de sauvetage à bord de la vedette de patrouille, susceptibles d’être distribués aux intéressés ; persistance à vouloir effectuer un remorquage malgré l’échec d’une première tentative, ayant provoqué un mouvement de panique ; retards dans l’organisation des secours une fois que le bateau a chaviré…).
Constatant donc une violation du droit à la vie sous son volet matériel aussi bien que sous son volet procédural, l’arrêt Safi et autres c/ Grèce complète ainsi l’arrêt Hirsi Jamaa 41, en renforçant d’une autre manière les obligations coutumières du droit de la mer.
2- Condamnation du détournement des procédures de retour volontaire
Dénonçant notamment une violation de l’article 3, considéré isolément et combiné à l’article 13 (mais aussi de l’article 5 paragraphe 1, paragraphe 2 et paragraphe 4 de la Convention), l’arrêt du 21 juin 2022, Akkad c/ Turquie (n° 1557/19) condamne le renvoi en Syrie d’un ressortissant syrien, pourtant bénéficiaire d’une « protection provisoire » en Turquie (c’est-à-dire d’une forme temporaire de protection internationale, fondée sur les dangers encourus dans le pays d’origine et qui sans conférer le statut de réfugié, offre néanmoins un titre de séjour légal).
Cette dernière circonstance, qui suffit à établir une sorte de présomption de risque (§ 70), peut expliquer que tout en se référant (§ 60) aux principes systématisés dans l’arrêt Khasanov et Rakhmanov c/ Russie (cf. supra, A), la chambre se dispense néanmoins de suivre les différentes étapes formalisées par la Grande chambre et se borne à relever, au titre du volet matériel du droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants, le degré de violence régnant à l’époque dans la zone de guerre vers laquelle le requérant et d’autres ont été transférés (§ 72) et l’absence de tout élément expliquant en quoi le placement sous protection provisoire n’aurait plus été d’actualité (§ 74).
Le principal intérêt de l’arrêt, cependant, est de faire méthodiquement pièce à la pratique consistant à arrêter et expulser immédiatement, sous couvert d’une prétendue procédure de retour volontaire en Syrie et sans autre forme d’examen, les ressortissants syriens interceptés par les autorités turques alors qu’ils tentaient d’entrer irrégulièrement en Grèce. S’il est permis de regretter que la Cour n’exclue pas par principe toute idée de renonciation au droit protégé par l’article 3 de la Convention (§ 74), il est heureux de la voir écarter l’argument fallacieux du consentement, dès lors que ce dernier a été obtenu par tromperie au moyen de formulaires donnés à signer sans information préalable sur leur contenu, en l’absence de la présence normalement requise par la loi d’un représentant du HCR, voire d’un interprète. Il va sans dire que la coopération avec l’Union européenne en matière de contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen n’implique nullement l’usage de procédés déloyaux envers les migrants et les demandeurs d’asile et exonère encore moins du respect du principe de non-refoulement et de la garantie du droit à un recours effectif. Mais cela va encore mieux lorsque la Cour européenne des droits de l’homme le signifie en substance.
3- Application du respect du domicile à l’exécution d’une mesure d’éloignement
Alors que l’efficacité des procédures d’éloignement des étrangers en séjour irrégulier s’est imposée comme un enjeu public au niveau de l’Union comme dans les ordres juridiques nationaux, l’arrêt du 8 mars 2022, Sabani c/ Belgique (n° 53069/15) se distingue par l’affirmation qu’ « Une personne ne pourrait être privée de la jouissance de ce droit [à la protection du domicile] au motif qu’elle serait en situation irrégulière sur le territoire d’un État partie » (§ 31). Si ce principe n’est nullement contesté par l’Etat défendeur, il ne semblait guère respecté concrètement. En l’espèce, la requérante – ressortissante serbe plusieurs fois déboutée de ses demandes d’asile et sommée de quitter le territoire belge – se plaignait ainsi que suivant une pratique courante, les services de police s’étaient présentés par surprise à son domicile, pour la prendre en « flagrant délit » de séjour illégal, et y avaient pénétré dès qu’elle leur eut ouvert la porte, sans avoir recueilli son consentement ni agir sur autorisation judiciaire, afin de procéder à son arrestation. Jugeant que l’ingérence domiciliaire alléguée est suffisamment étayée par un début de preuve (§ 47), la Cour ne peut que constater qu’elle était dépourvue de toute base légale suffisamment claire et précise en droit belge (§ 50 et § 55), le contrôle ex post exercé par les juridictions nationales sur la légalité de l’intrusion ayant nettement failli (§§ 53-54).
On notera, pour finir, que la possibilité de visites domiciliaires a également été introduite en droit français, depuis 2016 42, pour éviter que l’inviolabilité du domicile ne puisse justement faire obstacle à l’exécution d’office de l’éloignement, lorsqu’un étranger assigné à résidence en vue de son départ forcé y fait obstruction 43. S’entourant de diverses garanties 44, le cadre légal français – pris dans l’abstrait – paraît ainsi répondre aux conditions requises par le droit de la Convention. Il ne faudrait pas en revanche que, par zèle intempestif, les visites domiciliaires soient en pratique étendues aux modalités de suivi applicables, depuis la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018, pendant le délai de départ volontaire du territoire 45qui, même si elles se rapprochent furieusement de celles d’une assignation à résidence, ne prévoient pas formellement que les agents publics puissent être diligentés chez l’étranger.
Caroline Boiteux-Picheral
IV – liberté d’expression
A- La décision Bonnet c/ France : une occasion manquée d’utiliser l’article 17 de la CEDH ?
On le sait, même ceux qui se servent de leur liberté d’expression pour tenir des discours de haine n’hésitent pas à rechercher la protection de la Convention. La liste est longue J.-M. Le Pen, Dieudonné, R. Garaudy et plus récemment E. Zemmour qui a saisi la Cour à la suite de condamnation pour provocation à la discrimination et à la haine religieuse pour des propos assimilant les musulmans à des envahisseurs et des colonisateurs. Sur ce point, la décision Bonnet c/ France du 25 janvier 2022, est suffisamment topique pour être brièvement évoquée. La Cour devait se prononcer sur la conventionnalité de la condamnation d’Alain Soral, essayiste d’extrême droite, à 10 000 € d’amendes pour injure raciale et contestation de crime contre l’humanité, après avoir publié sur le site internet « Égalite et Réconciliation » la une d’un journal intitulé Chutzpah Hebdo représentant le visage souriant de Charlie Chaplin ainsi qu’un savon gravé de l’étoile de David, un abat-jour, une chaussure et une perruque, liés à des bulles indiquant « ici », « là », « et là aussi », en réponse à la question posée par le personnage : « Shoah où t’es ? ». Le requérant se plaignait notamment d’une violation de l’article 10, qui protège le droit à la liberté d’expression. Alors que nous avons récemment salué la fermeté dont fait preuve la Cour face aux discours de haine, la démarche suivie en l’espèce a de quoi surprendre. Certes, la Cour rend une décision d’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement mais on peine à comprendre pourquoi elle n’a pas utilisé purement et simplement la clause d’interdiction d’abus de droit de l’article 17 ! Elle se contente d’indiquer au paragraphe 30 « qu’elle a déclaré irrecevables plusieurs affaires portant sur la négation de l’Holocauste et sur des propos concernant les crimes nazis sous l’angle de l’article 10 et/ou 17 de la Convention, soit comme étant manifestement mal fondées– s’appuyant sur l’article 17 comme une aide à l´interprétation de l’article 10 § 2 de la Convention et pour conforter sa conclusion confirmant la nécessité de l’ingérence – soit comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention compte tenu de l’article 17 de la Convention » mais sans en tirer de conséquences. La Cour applique-t-elle en l’espèce l’article 17 de façon implicite ? Rien ne permet de l’affirmer. La décision s’engage alors sur un contrôle de proportionnalité des plus classiques qui met l’accent sur la marge d’appréciation de l’Etat et qui se conclut de façon curieuse : « à supposer même que l’article 10 de la Convention trouve à s’appliquer, que l’ingérence dans l’exercice, par le requérant, de son droit à la liberté d’expression, était nécessaire dans une société démocratique ». N’était-il pas possible de parvenir au même résultat mais en usant de l’article 17 comme clause d’irrecevabilité autonome ? La critique des juges dissidents dans l’affaire Perincek (Gde ch., 15 oct. 2015) dénonçant une construction jurisprudentielle par a-coups au gré des considérations factuelles propres à chaque espèce, sans logique générale permettant d’identifier des critères précis de maniement de l’article 17, est toujours d’actualité 46.
B- Disproportion de la peine de prison infligée à M. Rouillan pour apologie de terrorisme
Dans l’affaire Rouillan c/ France (23 juin, n° 28000/19), était en cause la condamnation pénale du requérant, ancien membre du groupe terroriste Action directe, pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme. Il a été condamné à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis avec mise à l’épreuve, pour avoir qualifié les auteurs des attentats terroristes perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015 de « courageux ». La Cour européenne ne remet pas en cause le principe de la condamnation qui se justifie au regard de la marge d’appréciation de l’Etat 47. Il s’agit de propos incitant indirectement à l’usage de la violence terroriste tenus dans un contexte très sensible, celui des attentats de Paris. En revanche, s’agissant de la nature et de la lourdeur des peines infligées, l’arrêt souligne la gravité de la peine privative de liberté prononcée et sa disproportion (§ 75). Elle oppose aux autorités français un principe essentiel de sa jurisprudence sur le terrain de l’article 10 : « les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression » 48. Le prononcé d’une peine d’emprisonnement doit rester exceptionnel. Ceci étant, on pourra trouver la solution sévère alors que la jurisprudence a toujours été sensible aux impératifs de la lutte contre le terrorisme. Le constat de violation n’allait pas de soi. Il était possible de conclure à la non-violation de l’article 10. D’autant que sur la peine prononcée, dix sont accompagnés du sursis et les six mois restants ont été accomplis sous bracelet électronique. Sur plusieurs points, les affirmations de la Cour résultent plus d’une pétition de principe empruntant à l’argument d’autorité, que d’une démonstration précise. Or, sur une question aussi sensible donnant lieu à bon nombre d’analyses caricaturales de la jurisprudence, une entreprise de persuasion était nécessaire. Par exemple, comment expliquer que dans un autre arrêt rendu en matière d’apologie de terrorisme, la Cour ait jugé proportionnée une peine de huit mois d’emprisonnement ? (8 févr. 2022, Dicle c/ Turquie, n° 53915/11).
C- Le pluralisme interne devant la Cour de Strasbourg : un arrêt décevant
L’arrêt de grande chambre du 5 avril 2022, NIT S.R.L. c/ République de Moldova (n°28470/12) porte sur une question inédite, celle du pluralisme interne qui renvoie à l’expression équilibrée au sein d’un media de la diversité des différents courants d’opinion. Était en cause la révocation de la licence de radiodiffusion d’une chaîne de télévision au motif qu’elle n’assurait pas un traitement équilibré des sujets politiques, la ligne éditoriale étant très proche des idées du Parti communiste de République de Moldavie (PCRM). Au regard du caractère inédit de l’affaire, l’arrêt de la grande chambre déçoit et ne pose pas des principes clairs s’agissant de la question de savoir dans quelle mesure la révocation d’une licence est compatible avec l’article 10 de la Convention européenne. Les développements intéressants sur la complémentarité du pluralisme externe et interne, qui sont au fondement de la démocratie, n’y changent rien (§ 190). Si la Cour affirme au § 194 que son contrôle « doit s’assurer que, considérées dans leur ensemble, la teneur des normes juridiques nationales pertinentes et leur application dans les circonstances concrètes de la cause ont produit des effets compatibles avec les garanties de l’article 10 et assortis de garde‑fous effectifs contre l’arbitraire et les abus », il n’en demeure pas moins que la mise en œuvre de ce contrôle en l’espèce laisse songeur. En effet, l’arrêt fait peu de cas du caractère expéditif et impartial de la procédure devant le Conseil de coordination de l’audiovisuel qui n’a aucunement été corrigé par les juges internes. Pour la Cour, ce qui importe, c’est que la « société requérante (a pu) contester la décision du CCA devant les juridictions compétentes et (demander) d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision attaquée dans l’attente de l’issue de la procédure au fond » (§§26). Quid de l’office du juge national ? Le constat de non-violation de l’article 10 est très sévère. La mobilisation de la jurisprudence Animal Defenders n’augurait rien de très favorable à la liberté d’expression. En jugeant que les choix législatifs qui sous-tendent « l’adoption des dispositions en cause ont été pesés soigneusement et que des efforts sérieux ont été déployés au niveau du Parlement pour ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents » (§ 203), l’arrêt faisait clairement pencher la balance du côté de l’intérêt général invoqué par le gouvernement défendeur, à savoir celui consistant à promouvoir le pluralisme des opinions. C’est, en définitive, un très mauvais signal qui est ainsi envoyé par la Cour européenne, surtout à une époque où certains essaient d’utiliser le pluralisme interne pour ligoter la liberté de la presse. Ainsi que le soulignent les juges dissidents, « il est impossible d’ignorer l’existence d’un « effet dissuasif » général sur les autres radiodiffuseurs nationaux, qui ont assurément suivi la procédure avec une vive attention ».
Mustapha Afroukh
IV – Protection des personnes vulnérables
A – Protection des mineurs et intérêt supérieur de l’enfant
La protection renforcée des mineurs s’envisage tout d’abord à travers la protection du consentement donné en leur nom par leurs parents. Dans l’affaire I V T c/ Roumanie (1er mars 2022, n° 35582/15), d’une part, interviewée à la suite du décès accidentel de l’une de ses camarades, sans consentement de ses parents ni mesures permettant de protéger son identité, une écolière se plaint de ce que la diffusion de son interview, dans laquelle elle déclarait que les élèves auraient dû être mieux surveillés, a entraîné la réprobation de tout son environnement scolaire et suscitant chez elle de fortes angoisses. Pour la Cour, l’intérêt public, manifeste, devait néanmoins s’envisager en considération de la vulnérabilité particulière d’une mineure, pour qui le consentement parental constituait une garantie de préservation de son image. « Même lorsqu’un reportage apporte une contribution à un débat public, la divulgation d’informations privées – telles que l’identité d’un mineur qui a été témoin d’un événement dramatique – ne doit pas constituer un abus de la liberté éditoriale et doit être justifiée » (§ 56), et ce d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, il n’est pas certain que l’interview ait été pertinente, s’agissant de recueillir l’opinion d’un enfant, qui n’avait pas été témoin des faits. Faute d’avoir tenu dûment compte de sa minorité, les juridictions internes ont donc manqué à leur obligation de protéger le droit de la requérante à la vie privée, en violation de l’article 8.
Dans l’affaire Reyes Jimenez c/ Espagne (8 mars 2022, n° 57020/18), en état de dépendance et d’incapacité totale suite à trois interventions visant l’ablation d’une tumeur cérébrale pratiquées lorsqu’il était mineur, le requérant argue d’une violation de son droit à la vie privée du fait que ses parents n’aient consenti qu’oralement à la deuxième de ces trois opérations. Selon la Cour, bien que la Convention ne prescrive aucune forme particulière (notamment écrite) pour recueillir le consentement éclairé des patients ou de leurs parents, l’ingérence subie ne peut toutefois être considérée comme prévue par la loi que si le corps médical respecte les exigences du droit interne, lequel imposait un consentement écrit. Visant le même but que la première (retirer la tumeur), la deuxième opération n’était cependant pas intervenue dans l’urgence et alors que la situation du requérant avait évolué après la première, un mois plus tôt. Le contact continuel des parents avec les médecins ne pouvait donc suppléer le recueil de leur consentement. Les juridictions internes n’ayant pas suffisamment expliqué pourquoi elles ont considéré pouvoir se contenter d’une note du médecin mentionnant « famille informée » et « Faites attention aux informations ! » pour juger que son absence n’avait pas porté atteinte aux droits du requérant (alors même que le consentement écrit avait été recueilli dans le contexte d’urgence qui avait entouré la troisième intervention), la Cour conclut unanimement à la violation de l’article 8 et lui attribue 24 000 € au titre du préjudice moral 49.
Cette vulnérabilité particulière du mineur est également déterminante dans l’affaire I.G.D c/ Bulgarie (7 juin 2022, n° 70139/14) relative à un placement en établissement spécialisé, puisque son absence de prise en compte amène la Cour à constater une double violation de la Convention. D’une part, faute de norme juridique prévoyant un contrôle judiciaire périodique et automatique du maintien en internat socio-pédagogique, elle constate la violation de l’article 5 §4 protégeant le droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention. D’autre part, ayant seulement cherché à sanctionner un comportement « déviant » (provocation d’un incendie et attouchements sexuels sur des mineurs) sans prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, les autorités n’ont pas particulièrement veillé à assurer un équilibre entre le but visé par la mesure de placement et la gravité de cette ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant et les intérêts en jeu. Alors qu’il convenait d’adopter les mesures les moins contraignantes possibles, la Cour constate l’absence de contacts effectifs du requérant avec sa mère et le défaut d’examen de sa situation individuelle (victime de violences durant toute son enfance ; transféré dans un centre situé à 400 km du lieu de résidence de sa mère après avoir été frappé par un éducateur dont il avait endommagé le vélo ; finalement placé en « logement protégé » au terme de la durée légale maximale de placement en internat) : il s’agissait de protéger la société et non d’apporter un soutien éducatif, auquel la mère du requérant, assumant difficilement ses responsabilités parentales, aurait pu être associée. Raisonnant de la même manière qu’en matière carcérale, la Cour considère que les autorités bulgares auraient dû rechercher si les conditions de son placement s’avéraient bénéfiques pour le requérant, si elles visaient à rétablir ses liens avec sa mère et à lui permettre de réintégrer sa famille. Elle conclut à la violation de l’article 8, seul et combiné avec l’article 13.
En revanche, c’est en mobilisant la notion d’intérêt supérieur de l’enfant – et non celle de vulnérabilité – que la Cour statue lorsque les relations entre un enfant et l’ex-compagne de sa mère biologique sont en jeu. Dans l’affaire C.E. et a. c/ France (24 mars 2022, n°29775/18 et 29693/19), tout d’abord, elle se penche sur le refus de « reconnaitre un lien de filiation entre [eux] sans que ne soit affectée la situation juridique de [cette ex-compagne] ». Contrairement à ce qu’il en était dans l’affaire Mennesson, aucun lien n’avait ici été préalablement établi entre les requérants en droit étranger. La Cour considère donc qu’elle doit examiner le grief sous l’angle de l’obligation positive de « garantir […] le respect effectif de leur vie privée et familiale, plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit », dont l’appréciation est régie par les mêmes principes (§ 82). Dans cette perspective, elle affirme très fermement que, certes, le fait que les requêtes suscitent « des interrogations d’ordre éthique » sur lesquelles il n’existe pas de consensus européen « milit[e] en faveur de la reconnaissance d’une marge d’appréciation importante », mais que l’intérêt supérieur de l’enfant impose toutefois de réduire cette marge. Car si un « aspect essentiel de l’identité de l’individu est en jeu dès lors que l’on touche au lien enfant-parent », c’est « tout particulièrement le cas du lien de filiation, qui unit une personne à son parent, surtout lorsque cette personne est mineure » (§ 88).
Sur le volet de la vie familiale, les intéressés ayant « mené une vie familiale comparable à celle de la plupart des familles après la séparation du couple parental », sans faire état de « difficultés au quotidien », la Cour considère que « rien ne permet donc, au vu des circonstances […] de considérer que [la France] aurait manqué à son obligation de garantir aux requérants [son] respect effectif » (§ 94-96). Sur le volet de la vie privée, elle conclut également à la non-violation. Soulignant que les situations d’espèce ne sont pas analogues à celle de l’enfant dans l’arrêt Mennesson (puisqu’ils ne sont pas issus d’une GPA et qu’aucun lien juridique n’avait été établi à l’étranger avec les ex-compagnes de leurs mères biologiques respectives), elle constate cependant qu’ils avaient été « durablement privés de la possibilité d’obtenir la reconnaissance en droit de la relation de nature filiale qu’ils avaient respectivement développée avec [elles] grâce à l’investissement affectif et l’implication dans leur éducation de ces dernières » et considère que « [d]ans ces conditions et eu égard à la nature et la force des liens qui se sont noués entre les intéressés, l’impossibilité qu’ils dénoncent dans leurs requêtes d’obtenir, à titre de légitimation de leurs relations, la reconnaissance juridique du lien de filiation entre eux soulève une question sérieuse au regard du principe de la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit au respect de la vie privée » (§ 103-104). Elle note ainsi l’existence dans le droit français d’instruments « permettant d’obtenir une reconnaissance de la relation existant entre un enfant et un adulte » en affirmant que le partage de l’exercice de l’autorité parentale, s’il « n’entraîne pas l’établissement d’un lien juridique de filiation […] aboutit [néanmoins], dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation » (§ 105). Dans cette perspective, elle considère que la possibilité pour le juge aux affaires familiales de fixer les modalités des relations de l’enfant avec l’ex-compagne de sa mère en cas de mésentente entre les anciennes conjointes « s’apparente aussi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation » (§ 107).
Bien qu’elle paraisse ainsi reposer sur la théorie des apparences, cette solution s’appuie en fait surtout sur un second élément plus tangible : le dispositif transitoire mis en place par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, dans le cadre de l’élargissement progressif de l’accès à l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules. En vertu de cette loi, en effet, les couples de femmes ayant eu recours à une AMP à l’étranger avant le 4 août 2021 « ont, pendant trois ans, la possibilité de reconnaitre conjointement l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché », dès lors que les deux femmes étaient en couple au moment de l’AMP (mariées, pacsées ou en concubinage) et que ce recours à l’AMP s’est fait dans le cadre d’un projet parental commun. Bien que l’enfant conçu en France « via un donneur amical » ne relève pas de ce dispositif, la Cour constate qu’étant devenue majeure, son adoption simple est désormais possible en vertu du droit français. Bien que tardive, cette possibilité lui paraît néanmoins « susceptible de répondre aux attentes légitimes des requérantes », qui n’ont engagé leurs démarches que lorsque l’enfant avait 13 ans, l’adoption simple leur étant ouverte un an et demi après. Elle n’en souligne pas moins que l’« exclusion du régime transitoire des enfants mineurs qui ne sont pas issus d’une AMP pratiquée à l’étranger et qui […] sont nés sans recours à une assistance médicale à la procréation pratiquée sur le territoire français, pourrait soulever une difficulté sérieuse au regard de l’article 8, pris seul, ou en combinaison avec l’article 14 » (§ 113).
La Cour fait également la preuve de toute l’attention qu’elle porte à l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’arrêt Callamand c/ France (7 avr. 2022, n° 2338/20) concernant le refus d’accorder un droit de visite et d’hébergement à l’ex-épouse de la mère biologique d’un enfant conçu par AMP. Se plaçant là encore dans la perspective de l’examen des obligations positives pesant sur l’État, elle estime devoir se borner à « vérifier si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence [mère, ex-compagne et enfant], étant entendu que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer » (§ 34-37). Jugeant que tel n’avait pas été le cas, dans la mesure où la Cour d’appel avait essentiellement considéré que la relation entre la requérante (qui ne demandait ni l’établissement d’un lien de filiation, ni le partage de l’autorité parentale) et l’enfant ne relevait pas pleinement de la vie familiale sans expliquer pourquoi elle s’écartait ainsi des appréciations judiciaires précédentes, elle conclut à la violation de l’article 8. Elle déclare en revanche irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes un grief de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle quant aux conditions d’octroi du droit de visite et d’hébergement.
B – Lutte contre les violences domestiques
La jurisprudence récente permet de prendre la mesure du problème relatif à la prise en charge des violences domestiques en Italie en soulignant l’inertie des autorités judiciaires. En effet, dans le prolongement de l’arrêt J.L. de 2021, la Cour ne met pas en cause le droit interne lui-même mais bien la passivité de ces autorités, qui conduit à la persistance et à l’exacerbation des violences. Toutefois, bien que jugeant par trois fois que « l’absence de démarche immédiate, autonome et proactive et d’une évaluation complète des risques par les procureurs », en dépit d’indices montrant « un risque réel et immédiat pour la vie », constitue un manquement de l’État à ses obligations positives, la Cour refuse désormais de conclure à une défaillance constitutive d’une discrimination envers les femmes (comme elle l’avait fait dans son arrêt Talpis de 2017), l’attitude proactive des carabiniers permettant à l’Italie d’éviter le constat de violation.
Dans l’affaire Landi (7 avr. 2022, n°10929/19) tout d’abord, elle constate l’applicabilité de l’article 2 à la requérante à la fois du fait des violences qu’elle a elle-même subies (tentative de meurtre) et du fait du meurtre de son fils. Elle conclut au non-respect de l’obligation des autorités d’« évaluer le risque de réitération des violences et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour la protection de la requérante et de ses enfants […] au mépris flagrant de la panoplie des diverses mesures de protection qui étaient directement à leur disposition » (§91-92). Les carabiniers ont certes procédé à une évaluation satisfaisante du risque (indépendamment même des plaintes déposées), tenu compte de l’escalade de la violence propre au contexte et sollicité mesures conservatoires et mesures privatives de liberté. En revanche, le procureur n’a pas maintenu les poursuites engagées, ni procédé à une enquête approfondie après le retrait des plaintes, ni ouvert une enquête suite à de nouveaux faits et, quand une expertise psychologique du compagnon de la requérante a enfin été demandée 3 ans après les premiers faits dénoncés (plusieurs fois hospitalisé pour une maladie mentale le rendant particulièrement agressif, il avait fait l’objet d’une ordonnance d’interdiction d’approcher sa compagne précédente), Mme Landi n’a pas été entendue ni mise sous protection.
Faute pour elle d’être parvenue à établir un commencement de preuve d’une passivité généralisée de la justice à fournir une protection efficace aux victimes ou le caractère discriminatoire des mesures ou pratiques adoptées par les autorités à leur égard (ni statistiques, ni observations d’ONG), la Cour ne retient pas la violation de l’article 14. Dans son opinion concordante, juge Sabato se félicite de la réaffirmation d’une « conception stricte de la notion de risque ‘réel et immédiat’ » amenant la Cour à prolonger son arrêt Kurt vers une « délimitation adéquate de l’efficacité horizontale de l’article 2 de manière à permettre la protection contre la violence domestique dans la mesure de ce qui est possible dans un État démocratique », rectifiant ainsi l’incertitude ouverte selon lui par l’arrêt Talpis pour revenir dans la ligne de l’arrêt fondateur Opuz.
Ce recadrage de la position de la Cour par rapport à l’attitude des autorités italiennes se poursuit dans l’affaire De Giorgi (16 juin 2022, n° 23735/19), dans laquelle elle fait application dans le cadre de l’article 3 du principe dégagé dans l’arrêt Kurt en matière de droit à la vie quant à l’obligation positive pour les États parties de prendre les mesures raisonnables visant à écarter un risque réel et immédiat de violence récurrente. Frappée par son ex-compagnon, la requérante a ressenti pendant des années un sentiment d’anxiété et d’impuissance face aux menaces dont elle faisait l’objet, associées à un comportement de contrôle et de coercition, faute pour les autorités judiciaires d’avoir correctement évalué ou pris en compte les risques de violence la concernant et concernant ses enfants. En dépit de l’existence d’un cadre législatif et opérationnel de protection et de mesures effectivement prises par les forces de l’ordre (qui ont immédiatement réagi à ses deux plaintes et sont intervenues lors des épisodes violents), la Cour estime néanmoins que le seuil de gravité prévu par l’article 3 a été dépassé du fait de la passivité des services judiciaires, qui ont estimé qu’il s’agissait d’un « conflit typique de certaines séparations ». En effet, bien qu’« informés à plusieurs reprises par les carabiniers », les procureurs n’ont pas faire preuve de la diligence particulière requise face à des allégations de violences domestiques puisqu’ils « n’ont pas demandé au GIP la mesure de protection sollicitée par les carabiniers [ni] mené une enquête rapide et effective » (§ 71-75) sans raison particulière (procédure toujours pendante en première instance 7 ans après l’agression, enquête toujours en cours concernant des faits dénoncés en 2016 et 2017, aucune enquête concernant les mauvais traitements signalés par les services sociaux en 2018).
Cette mauvaise appréciation des risques implique pour la Cour que les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente pour la requérante et que l’absence de toute protection « a dû exacerber [s]es sentiments d’anxiété et d’impuissance ». Manquement au devoir d’enquêter et passivité judiciaire constituent ainsi une double violation de l’article 3, dans ses volets matériel et procédural. La Cour parvient à ce constat en estimant que « dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle, de la victime et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais ». N’étant « pas convaincue que les autorités aient sérieusement tenté d’avoir une vue d’ensemble de la succession d’incidents violents en cause, comme cela est requis dans les affaires de violence domestique », elle considère que « laisser la requérante livrée à elle-même dans une situation de violence domestique avérée équivaut pour l’État à renoncer à l’obligation qui lui incombe d’enquêter sur tous les cas de mauvais traitements » en soulignant particulièrement l’effet délétère de l’écoulement du temps (§ 85-88).
Cette même question se trouve posée plus spécifiquement sous l’angle de la prescription des faits due à la durée des procédures dans l’arrêt M S (7 juil. 2022, n° 32715/19), les juridictions internes ayant par deux fois constaté la prescription des délits dont le mari de la requérante, avocate, avait été reconnu coupable. Malgré le nombre incalculable de plaintes déposées, il fallut 8 ans avant que la police ne le « réprimande » et ne « l’invite à adopter un comportement conforme à la loi ». Distinguant une première période (21 mois), pendant laquelle les autorités ont manqué à leur obligation d’évaluer de manière immédiate et proactive le risque de récidive et de prendre les mesures opérationnelles et préventives visant à l’atténuer et une seconde (11 ans), au cours de laquelle cette évaluation a été réalisée, donnant lieu à diverses mesures étant et à l’ouverture de 4 procédures pénales, la Cour conclut sans surprise à la violation de l’article 3 sous son volet matériel pendant la première et à sa non-violation pendant la seconde.
Surtout, elle conclut à la violation de l’article 3 sous son volet procédural, au motif que les autorités, « sur la base des mécanismes de prescription des infractions propres au cadre national, ont maintenu un système dans lequel la prescription est étroitement liée à l’action judiciaire, même après l’ouverture d’une procédure, et […] mené les poursuites pénales avec une passivité judiciaire incompatible avec ledit cadre juridique » (§ 150, mut. mut. W. c/ Slovénie, n° 24125/06, 23 janv. 2014). Elle fait ainsi application de sa jurisprudence antérieure au cadre spécifique de la violence domestique, rappelant qu’une enquête ne peut être considérée comme effective que si les poursuites judiciaires « ne souffrent d’aucun délai de prescription » et que l’octroi d’une amnistie ou d’une grâce est intolérable sur le terrain de l’article 3, que les violences soient imputables aux agents de l’État ou à des particuliers. Estimant que « les infractions liées aux violences domestiques, doivent figurer […] parmi les plus graves pour lesquelles la jurisprudence de la Cour considère qu’il est incompatible avec les obligations procédurales découlant de l’article 3 que les enquêtes sur ces délits prennent fin par l’effet de la prescription en raison de l’inactivité des autorités » (§ 144), elle constate que la défaillance de ces dernières (qui « ne peuvent passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable » puisque les 3 premières procédures ouvertes ont duré respectivement 7, 8 et 10 ans et que la dernière est toujours pendante après 9 ans) a entraîné « une impunité presque totale » pour l’agresseur. Prenant acte des mesures prises par l’Italie pour mettre en œuvre la Convention d’Istanbul depuis l’arrêt Talpis (« volonté politique réelle de prévenir et combattre la violence contre les femmes ») et considérant les réformes législatives adoptées depuis 2008 (auxquelles certains faits d’espèce sont antérieurs), elle rejette cependant le grief fondé sur l’article 14.
Enfin, on notera la solution 50rendue dans l’arrêt A. et B c/ Géorgie (10 fév. 2022, n° 73975/16), dans lequel la Cour conclut à la violation de l’article 2 combiné avec l’article 14, dans ses volets substantiel et procédural, faute de réaction appropriée et d’enquête disciplinaire. En revanche, dans l’arrêt Y. et a. c/ Bulgarie (22 mars 2022, n° 9077/18), elle constate la violation de l’article 2 pour défaut de diligence des autorités en dépit d’allégations crédibles de violence conjugale, telle que définie par le droit interne, mais pas celle de l’article 14 51. Certes, la Cour constate une carence imputable à un « manque de formation » à la dynamique de la violence conjugale et au manque de « coordination » entre les autorités conduisant à l’absence de toute action préventive appropriée. Mais elle estime que les requérantes (mère et filles de la victime) n’ont pas apporté la preuve d’une « tolérance générale » des autorités tant policières que judiciaires à l’égard de la violence contre les femmes : elles n’ont démontré aucun comportement individuel discriminatoire, ni fourni de statistiques pertinentes, l’affaire a donné lieu à des suites judiciaires « rapides et sans indulgence » (reconnu coupable de meurtre aggravé et de possession illégale d’arme à feu, l’agresseur a été condamné à une peine de 13 ans et 4 mois d’emprisonnement et à verser 250 000 levs à chacune de ses filles) ainsi qu’à l’ouverture d’une enquête interne et à un rapport recommandant des poursuites disciplinaires contre plusieurs policiers (10 ont reçu des sanctions disciplinaires, 3 autres un blâmes).
C – Politiques d’inclusion
Dans l’arrêt Jivan c/ Roumanie (8 févr. 2022, n° 62250/19) relatif à la protection des droits des personnes âgées dépendantes, le requérant (représenté par son fils après son décès) se plaignait d’une décision de justice ayant qualifié son invalidité de « moyenne » au lieu de « grave » après son amputation d’une jambe à l’âge de 85 ans. Il soutenait qu’en le privant de l’aide sociale requise, cette décision l’avait contraint à l’isolement. La Cour constate que, contrairement aux affaire Sentges et Pentiacova et a., déclarées inadmissibles, le requérant avait ici été confronté à une « perte totale d’autonomie », sans que les juridictions internes n’aient pris en compte ni son âge ni le « changement drastique » que son amputation avait représenté. Le problème n’est donc pas de « choisir entre soins de base ou soins complémentaires plus chers – qui, étant une question de répartition de ressources publiques limitées, dépendrait de la marge d’appréciation de l’État – mais plutôt d’assurer le degré de soin et de dignité approprié au requérant, conformément au droit et à son interprétation à la lumière de ses buts et principes » (§ 49-50). C’est en tenant compte de cet enjeu et de la vulnérabilité générale du requérant, nécessitant une protection renforcée, que la Cour examine l’équilibre entre intérêts public et privé. Considérant son âge et son handicap, elle conclut à la violation de l’article 8.
Dans l’arrêt Arnar Helgi Lárusson c/ Islande (31 mai 2022, n° 23077/19), c’est ce dernier point qui est spécifiquement concerné puisque le requérant, paraplégique, se plaint de ne pouvoir accéder en fauteuil roulant ni au « principal centre culturel et artistique » de la commune ni à un bâtiment principalement destiné à un jeune public mais loué pour des activités et événements sans équivalent dans cette commune de moins de 20 000 habitants, ce qui le prive de la possibilité de participer à des activités culturelles comme à des fêtes d’anniversaire et autres événements sociaux avec ses enfants. L’affaire offre une nouvelle occasion de constater la manière paradoxale dont la Cour se saisit de questions impliquant de la part des autorités publiques des choix budgétaires traduisant des choix de société.
En effet, s’appuyant sur les Résolutions 1642 (2009) de l’Assemblée parlementaire et (2006) 5 du Comité des Ministres promouvant l’entière participation des handicapés dans la société, la Cour constate pour la première fois que la plainte relève bien du droit à la vie privée du requérant dans la mesure où la situation dénoncée est « susceptible d’avoir une incidence sur [son] droit à l’épanouissement personnel […] et sur son droit d’établir et de développer des relations avec d’autres êtres humains et le monde extérieur ». C’est la précision du grief formulé qui rend ici applicable l’article 14 combiné avec l’article 8 : concernant des bâtiments publics (appartenant à la commune ou gérés par elle), la plainte cible des lieux clairement définis et liste précisément les conséquences néfastes subies. Elle se distingue donc des affaires Botta (accès à une plage privée, éloignée du domicile du requérant), Zehnalová and Zehnal (plainte concernant 174 bâtiments publics ou ouverts au public) et Glaisen (concernant un cinéma, lieu culturel privé parmi d’autres).
Mais la Cour n’en conclut pas pour autant à la violation de ces articles. Rappelant sa définition de la discrimination (fondée sur l’absence de « justification objective et raisonnable » et de « but légitime » à un traitement différencié et sur une exigence de proportionnalité), elle renvoie certes à la Convention onusienne relative aux droits des personnes handicapées. Elle considère cependant que la charge qui pèse sur l’État dans son obligation de faciliter l’accès de ces personnes aux installations publiques ne doit pas s’avérer « disproportionnée ou indue ». Reconnaissant alors à l’Islande une large marge d’appréciation, elle note les « efforts considérables » réalisés pour améliorer l’accessibilité des bâtiments municipaux et juge raisonnable le choix de la municipalité de prioriser les installations éducatives et sportives. Comptant ainsi sur une dynamique positive, tout se passe comme si la Cour faisait crédit à l’État, en tenant compte de sa bonne foi : valorisant l’engagement pris d’« améliorer progressivement » l’accès des personnes handicapées, elle estime que la commune a pris des mesures considérables « dans la limite du budget disponible et en considération de la préservation du patrimoine culturel concerné [par les travaux] » (§ 64). En dépit de la reconnaissance notable de l’applicabilité des articles 14 et 8 combinés, cette solution souligne une fois encore le recul du contrôle juridique opéré par la Cour au profit de certaines considérations de politique budgétaire. On notera en ce sens que, dans son opinion dissidente, le juge Zünd déplore que les juridictions internes n’aient pas jugé bon de préciser pour quelle raison les travaux de rénovation opérés pendant près de 10 ans n’avaient pas permis d’améliorer la situation.
Daté du même jour, un arrêt X et a. c/ Albanie (n° 73548/17 et 45521/19) concerne la surreprésentation des enfants d’origine rom ou égyptienne (de 89 à 100 % selon les années) dans une école primaire albanaise et l’absence de mise en œuvre de mesures rapides et complètes pour mettre fin à la discrimination indirecte subie par ces enfants, constatée en 2015 par le Commissaire à la protection contre la discrimination, qui avait alors ordonné au Gouvernement de prendre des mesures propres à abolir cette ségrégation.
Constatant que la décision du Commissaire était devenue définitive et exécutoire, la Cour estime tout d’abord que les requérants n’étaient pas tenus de déposer une plainte pour discrimination devant les juridictions internes. Constatant ensuite que le droit à l’éducation inclusive était protégé par le droit interne, elle rappelle cependant qu’une discrimination peut naître d’une situation indépendamment de toute intentionnalité et constate qu’en l’espèce l’État a manqué à son obligation positive de prendre des mesures propres à corriger l’inégalité subie par les requérants et leurs enfants, « brisant le cercle de la marginalisation et leur permettant de vivre comme tout citoyen dès leur plus jeune âge » (§ 84). Le Gouvernement n’a fourni aucune explication quant aux délais d’adoption de la décision de mettre fin au critère ethnique d’attribution d’une aide alimentaire pour les élèves (destinée à attirer des enfants de toutes les origines) et de rénovation de l’école (respectivement 1 an et demi et 4 ans). Surtout, il n’a fait part d’aucune raison objective et raisonnable permettant de justifier pourquoi ni l’extension du programme d’aide alimentaire à 4 écoles du secteur ni le regroupement de ces écoles n’ont été mis en œuvre. Bien qu’il ne lui appartienne pas de prescrire elle-même les moyens de remédier aux violations constatées, la Cour estime donc difficile de comprendre pourquoi de telles mesures n’ont pas été prises comme elles l’ont été ailleurs dans le pays en dépit de l’urgence qu’il y avait à mettre fin à cette situation, ce qui l’amène à conclure unanimement à la violation de l’article 1er du Protocole n° 12.
Céline Husson-Rochcongar
Notes:
- Nommée Directrice de la recherche à l’INSP à compter du 10 octobre 2022, Céline Husson-Rochcongar quitte la chronique pour se consacrer pleinement à ses nouvelles fonctions. Aussi, nous tenons à la remercier de sa collaboration depuis l’origine à ce travail ↩
- note M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, Dalloz, 16 juin 2022, p. 1130 ↩
- nos. obs., RDLF, 2019, n° 47 ↩
- affaires Wróbel c/ Pologne requête n°6904/22 ; Synakiewicz c/ Pologne, requête n° 46453/21 ; Niklas-Bibik c/ Pologne n° 8687/22 ; Piekarska-Drążek c/ Pologne, n° 8076/22 ; Hetnarowicz-Sikora c/ Pologne, n° 9988/22, Głowacka c/ Pologne, requête n°15928/22 ; Stępka c/ Pologne, requête n°18001/22 ↩
- n° 39371/20, dessaisissement au profit de la Grande chambre en date du 28 juin ; Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse, n° 53600/20, dessaisissement du 26 avril ; Carême c/ France, n° 7189/21, dessaisissement du 26 avril ↩
- A. Antoine, « Menaces sur les droits humains au Royaume-Uni, RDLF, 2022, n° 32 ↩
- N.S.K. c/ Royaume-Uni, n°28774/22 ↩
- voy. par exemple l’opinion dissidente du juge Dedov s/ l’arrêt du 18 janvier, Karuyev c/ Russie, n° 4161/13 : condamnation pour un crachat sur un portrait du président Poutine ↩
- J.-P. Costa, préf. in M. Afroukh, J.-P. Marguénaud [dir.], Le Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits de l’homme, Pedone, 2020, p. 10 ↩
- L. Coutron, « L’articulation entre la nouvelle procédure consultative et le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne », in Le Protocole n° 16 à la CEDH, op. cit., p. 123 ↩
- CJCE 11 mars 1980, Foglia, aff. C-104/79 et CJCE 16 déc. 1981, Foglia, aff. C-244/80 ↩
- P. Oliver, La recevabilité des questions préjudicielles : la jurisprudence des années 1990, CDE 2001. 15 ↩
- Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention demandé par la Cour de cassation française, Demande n° P16-2018-001, § 34, 10 avril 2019 ↩
- v. not. CE 31 déc. 2019, n° 416040 ; 18 déc. 2019, n° 421336 ; 11 déc. 2019, n° 424993, Constitutions 2019. 57, chron. S. Roussel ; 13 nov. 2019, n° 415396, Dalloz actualité, 22 nov. 2019, obs. C. Lamy ; Légipresse 2019. 587 et les obs. ; 2 oct. 2019, n° 420542 ↩
- sur les questions de recevabilité, nous renvoyons à M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, Dalloz, 16 juin 2022, p. 1130 ↩
- « La Cour européenne des droits de l’homme, juge des états d’urgence ? », RDP, hors-série – 2021, p. 277 ↩
- Sur le sujet, voy. C. Cournil, C. Perruso, «Réflexions sur “l’humanisation” des changements climatiques et la “climatisation” des droits de l’homme. Émergence et pertinence», La Revue des droits de l’homme, 14/2018 ↩
- Déc.12 mai 2009, Greenpeace E.V. et autres c/ Allemagne, n° 18215/06 ↩
- Hypothèse de l’affaire Gorraiz Lizzaraga et autres c/ Espagne – 27 avril 2004, , n° 62543/00, §§ 45-47 – amplifiée par l’arrêt Cour EDH, 24 fév. 2009, L’Erablière A.S.B.L. c/ Belgique, n° 49230/07, §§ 27-28 ↩
- Hypothèse de la décision de recevabilité Collectif Stop Melox et Mox du 28 mars 2006, encore illustrée par l’arrêt du 1er juil. 2021, Association Burestop 55 et autres c/ France, n° 56176/18, § 51 ↩
- CE, 19 nov. 2020 et 1er juillet 2021, n° 427301, la seconde décision enjoignant au Premier ministre de prendre avant le 31 mars 2022 toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d’assurer sa compatibilité avec les objectifs fixés à l’article L. 100-4 du code de l’énergie et à l’annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 ↩
- Si cinq semaines ont été nécessaires dans l’affaire Carême, l’orientation vers une chambre s’est décidée – selon la base SOP – sept à huit jours seulement après l’introduction de la requête dans les deux autres affaires ↩
- Cour EDH, (déc.), 6 février 2018, n° 23225/05 ↩
- §§ 43-44). En revanche, il se confirme, avec l’arrêt de violation du 10 mai 2022, Solyanik c/ Russie (n° 47987/15), que l’article 8 entre bien plus facilement en jeu en cas de contamination avérée du sol. Certes, l’applicabilité du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile reste en toute hypothèse subordonnée à la condition que l’ingérence atteigne un seuil minimum de gravité. Toutefois, ce critère n’impose pas au requérant de démontrer que la pollution environnementale a eu un effet tangible et sérieux sur son propre état de santé. En l’occurrence, creusant le sillon de l’arrêt Dzemyuk c/ Ukraine 524 septembre 2014, n° 42488/02 ↩
- 9 déc. 1994, López Ostra c/ Espagne, n° 16798/90, § 51 : « des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale sans mettre pour autant sa santé en grave danger » ↩
- Cour EDH, 10 janv. 2012, Di Sarno et autres c/ Italie, n° 30765/08, §§ 78-81 et § 108 ; 24 janv. 2019, Cordella et autres c/ Italie, n° 54414/13, § 104 ↩
- Cour EDH, 5 mai 2022, A.A.et autres c/ Italie, n° 37277/16 ; Perelli et autres c/ Italie 45242/17 ; Ardimento et autres c/ Italie, n° 4642/17 ; Briganti et autres c/ Italie, n° 48820/19 ↩
- Voy. cette Chron., RDLF 2019, n° 47 ↩
- Par ex., Cour EDH, 5 mai 2022, A.A.et autres c/ Italie, préc., §§ 20-21 ↩
- Gde ch., 23 mars 2016, n° 43611/11, cette Chron., RDLF 2016, n° 29 ↩
- Ibid., § 127 ↩
- Voy. Gde ch., 23 août 2016, J.K et autres c/ Suède, n° 59166/12, § 98, cette Chron., RDLF 2017, n° 13, obs. M. Afroukh, pour l’obligation d’évaluer d’office la situation générale ou objective dans le pays d’origine et la protection interne éventuellement offerte ↩
- Voy. à ce sujet, « Le renforcement du droit à un examen effectif et individuel des risques encourus en cas de renvoi », cette Chron. RDLF 2021, n° 12 ↩
- Cour EDH, 28 juin 2011, Sufi et Elmi c/ Royaume-Uni, n° 8319/07, § 218 ↩
- 11 janvier 2007, Salah Sheekh c/ Pays-Bas, n° 1948/04, § 148, confirmé par Cour EDH, Gde ch., 28 fév. 2008, Saadi c/ Italie, n° 37201/06, § 132 ↩
- Cour EDH, 29 avril 2019, n°12148/18, §§ 120-126, cette Chron. RDLF 2019, n° 47 ↩
- Voy. par ex., Cour EDH, 16 octobre 2012, Makhmudzhan Ergashev c/ Russie, no 49747/11 ; 17 avril 2014, Gayratbek Saliyev c/ Russie, n° 39093/13 ; 26 janvier 2016, R. c/ Russie, n°11916/15 ↩
- Cour EDH, 22 juillet 2021, n° 57035/18, cette Chron. RDLF 2022, n°16 ↩
- Voy. notamment le Règlement 656/2014 du 15 mai 2014 établissant des règles pour la surveillance des frontières maritimes extérieures, art. 9 ; règlement 2019/1896 du 13 novembre 2019, relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, art. 10 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 23 février 2012, n° 27765/09 : incompatibilité avec les articles 2 et 3 de la Convention d’une politique de refoulement en haute-mer de migrants irréguliers vers la Syrie ↩
- Loi n° 2016-274 du 7 mars 2016, art. 40 ↩
- Ex-art. L 561-2 du CESEDA, actuels art. L 733-7 et art. L 733-8 dont les dispositions sont étendues par l’article L 722-2 à l’étranger frappé d’un arrêté d’expulsion ou d’une interdiction du territoire, sans que la condition d’assignation à résidence ou la condition d’une obstruction volontaire empêchant la réalisation de l’éloignement soit alors requise ↩
- Actuels articles L 733-9 à L 733-12 du CESEDA ↩
- Actuels art. L 721-6 à L 721-8 du CESEDA ↩
- Sur le caractère erratique du maniement de l’article 17, M. Villinger, « Art. 17, ECHR and freedom of speech », in Strasbourg Practice, Freedom of expression essays in hounour of Nicolas Bratza, Oisterwijk, Wolf Legal Publishers, 2012, p. 32 ↩
- Saisi d’une QPC, le Conseil a estimé que l’article 421-2-5 était conforme à la Constitution, 18 mai 2018, n° 2018-706 QPC ↩
- 15 mars 2011, Otegi Mondragon c/ Espagne, n° 2034/07 ↩
- On notera également que dans sa décision M. c/ France, 26 avr. 2022, n° 42821/18, elle envisage que les actes médicaux de conformation sexuelle pratiquée sur une personne intersexuée durant son enfance puissent relever de la protection garantie par l’article 3, sans qu’en l’espèce les voies de recours internes aient toutefois été épuisées ↩
- prévisible depuis l’arrêt Tkhelidze du 8 juillet 2021, V. notre commentaire dans cette Chronique ↩
- La victime avait déposé plusieurs plaintes écrites, y compris la veille de son meurtre, suite à un appel au numéro d’urgence pour signaler la violation d’une ordonnance d’éloignement définitive, et le matin même, où elle avait souligné une ultime fois que son conjoint possédait une arme de poing et qu’elle craignait pour sa vie. Son appel n’a pas été signalé à la police, qui n’est intervenue avec diligence que lorsque la menace s’est portée sur sa mère et sur ses enfants et non directement sur elle, aucune poursuite pénale n’a été engagée, ni aucune mesure prise pour s’assurer que son mari se conformait à l’ordonnance d’éloignement, ou pour vérifier s’il était titulaire d’un permis de port d’armes et s’il en possédait une ↩