Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2023
Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à Université de Montpellier, IDEDH UR_UM205, Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH UR_UM205 et Thibaut Larrouturou, Maître de conférences en droit public à Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, ISJPS UMR 8103. Ancien référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme.
1. Soixante-dix ans de l’entrée en vigueur de la Convention. Certains anniversaires ont une résonnance particulière dans l’imaginaire collectif. À supposer que l’âge de la retraite ne continue pas d’être indéfiniment repoussé en France, le soixante-dixième restera sans doute longtemps associé à une forme de sérénité permise par la prise de recul du quotidien, à un moment de bilan de son existence et à une projection tranquille dans la décennie qui s’ouvre. La Convention européenne des droits de l’homme, entrée en vigueur le 3 septembre 1953, n’aura pour sa part droit qu’à une opportunité d’inventaire, tant la sérénité et la tranquillité paraissent manquer à la juridiction qu’elle a instituée. Au moins l’état des lieux est-il, à bien des égards, absolument remarquable. Sur le seul plan numérique, la Cour a traité plus d’un million de requêtes, notamment tranchées par plus de 26.000 arrêts et plusieurs dizaines de milliers de décisions d’irrecevabilité. Il s’agit là de chiffres doux‑amers, qui reflètent l’espoir que suscite cette juridiction unique en son genre et une certaine capacité à absorber un contentieux sans cesse croissant, mais qui ont pour revers des délais de jugement toujours bien trop longs et une difficulté chronique de plusieurs États à respecter leurs obligations avant qu’un juge international ne les leur rappelle. Sur un plan plus substantiel, il serait trop long de lister ici les progrès en matière de droits humains permis par la Convention. Qu’il soit dès lors simplement permis de reprendre les mots de la présidente de la Cour, Síofra O’Leary, lorsqu’elle affirme que « les arrêts de la Cour ont sauvé beaucoup de vies, ils en ont transformé des milliers d’autres et ils ont contribué à améliorer nos sociétés» 1. L’heure n’est toutefois malheureusement ni aux réjouissances, ni à l’équanimité. Près de 70.000 requêtes restaient pendantes au 31 décembre 2023, dont beaucoup appellent un examen approfondi par une chambre. Plus inquiétant encore, le contexte dans lequel évolue la Cour reste extrêmement trouble, entre invasion de l’Ukraine, régressions démocratiques dans de nombreux États d’Europe et recul de la prééminence du droit – y compris dans les démocraties les plus installées. Ce n’est pas l’honneur de la France que d’avoir illustré cet affaiblissement inquiétant de l’État de droit quelques semaines à peine après l’anniversaire de la Convention, malgré les principes réaffirmés dans la Déclaration de Reykjavík 2.
2. Autorité de la Cour européenne des droits de l’homme en France. Que l’on puisse entendre un avocat affirmer sur CNEWS que « nous vivons dans un environnement judiciaire européen, et même français, qui est mortifère » ou dénoncer « la folie ambiante dans laquelle nous vivons avec la Cour européenne des droits de l’homme » a déjà de quoi interpeller. Constater que le ministre de l’intérieur en exercice puisse se contenter de lui répondre « vous avez parfaitement raison » devrait faire bondir toute personne attachée à l’État de droit. Il ne s’agit pourtant pas là du passage le plus surréaliste d’une séquence s’étant déroulée le 13 décembre 2023 sur la chaîne de Vincent Bolloré. En effet, au sujet d’un ressortissant ouzbek renvoyé par la France vers son État d’origine en violation d’une mesure provisoire adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme, et dont le juge des référés du Conseil d’État avait par la suite ordonné le retour sur le territoire national, le ministre de l’Intérieur a cru bon d’affirmer ce qui suit : « j’ai décidé de le renvoyer dans son pays (…), qu’importent les décisions des uns et des autres ». L’irrespect assumé de décisions de la plus haute juridiction administrative française et d’une juridiction internationale, en violation de la Constitution de 1958 comme des engagements internationaux de la France, devrait inquiéter chaque juriste et, plus encore, chaque citoyen – il a en tout cas suffisamment interpelé la communauté universitaire pour que plus de cent enseignants‑chercheurs le dénoncent dans une tribune publique. L’absence de tout rappel à l’ordre du ministre par la Première ministre ou par le Président de la République renforce encore le malaise ressenti, et inquiète pour l’avenir. L’érosion de l’attachement à l’État de droit, qu’il concerne les élites dirigeantes, les auxiliaires de justice ou les citoyens, est un phénomène potentiellement fatal aux démocraties qu’il convient de combattre son seulement chez nos partenaires diplomatiques mais aussi, en premier lieu, en notre sein. À ce titre, l’allocution prononcée en janvier 2024 par le premier président de la Cour de cassation, M. Christophe Soulard, est tout à la fois remarquable et limpide quant au respect du droit européen des droits de l’homme : « [le devoir des juges de trancher les litiges qui leur sont soumis en appliquant les textes] inclut celui de faire respecter la hiérarchie des normes voulue par le constituant et le législateur. C’est ce principe qui commande notamment de respecter les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et celles de la Cour européenne des droits de l’homme. L’autorité de leurs décisions résulte des conventions signées par la France. Ne pas l’admettre revient à se placer en dehors du droit ». Bien évidemment, le respect des principes de l’État de droit n’exclut pour autant ni les critiques portées contre la jurisprudence de la Cour – la présente chronique ne s’en prive pas – ni celles tenant à son fonctionnement. C’est d’ailleurs sans doute pour contrer certaines d’entre elles que la Cour a poursuivi avec énergie, lors du second semestre 2023, un important train de réformes procédurales.
3. Réformes procédurales adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme. La qualité première de la procédure suivie devant la Cour n’est malheureusement pas la transparence. Dans bien des cas, seuls les intimes du contentieux – juges et juristes de la Cour ou avocats et organisations possédant une solide expérience en matière de représentation des requérants – sont en capacité de connaître la pratique du juge européen, inaccessible aux profanes dans la mesure où elle n’est pas rendue publique par celui-ci ou par la doctrine. Dès lors, renforcer l’exemplarité et l’accessibilité de la Cour, en même temps que la confiance qu’elle inspire aux parties, a sans doute constitué l’un des objectifs ayant présidé à un vaste chantier procédural qui s’est concrétisé de multiples façons dans le second semestre 2023 et dans les premières semaines de l’année 2024. À la suite de la publication d’une nouvelle version du règlement de la Cour et d’instructions pratiques s’agissant des tierces interventions, évoquée dans la précédente livraison de la chronique, la Cour a publié en octobre de nouvelles lignes directrices en matière d’avis consultatifs destinées aux juridictions nationales, puis une nouvelle version de l’article 44F de son règlement sur le traitement des documents hautement sensibles. En décembre, c’est en matière de demandes de récusation des juges européens que le règlement a été modifié par la Cour plénière, dans le sens d’une codification de la pratique existante selon laquelle les parties à la procédure peuvent former une telle demande. Il reste qu’en pratique, malgré un louable effort de transparence de la Cour (qui a mis en ligne les noms des juges uniques État par État et la composition des différents comités et chambres des cinq sections), la plupart des requérants ne sont jamais avertis en amont de la formation de jugement à laquelle leur requête est attribuée. Dès lors, la demande de récusation est certes simplifiée par rapport à l’état antérieur de la pratique de la Cour, mais toujours délicate à mettre en œuvre. On admettra toutefois avoir du mal à déceler comment faire mieux, sauf à avertir systématiquement en amont les parties de la formation de jugement à laquelle les requêtes sont soumises – une hypothèse bien trop onéreuse et chronophage pour être crédible, particulièrement au regard des volumes contentieux en jeu. Last but not least, la Cour a adopté en février 2024 une nouvelle formulation de l’article 39 de son règlement, relatif aux demandes de mesures provisoires, ainsi qu’une instruction pratique en la matière. Pas de révolution à l’horizon, mais une explicitation textuelle des principes appliqués de longue date : les mesures provisoires sont seulement « applicables en cas de risque imminent d’atteinte irréparable à un droit protégé par la Convention qui, en raison de sa nature, ne serait pas susceptible de réparation, de restauration ou d’être indemnisée de manière adéquate ». La Cour codifie également la possibilité offerte à son Président, à la Grande Chambre et au Président de celle-ci d’adopter des mesures provisoires, en sus des juges de permanence, des chambres et des présidents de section qui en avaient seuls explicitement le pouvoir jusqu’alors. Pour finir, les décisions relatives aux mesures provisoires feront – enfin – l’objet d’une formalisation, c’est-à-dire qu’elles prendront un véritable corps, là où seul un courrier administratif du greffe concrétisait jusqu’ici le choix opéré par le juge s’agissant des mesures provisoires. La Cour s’arrête toutefois au milieu du gué (ou plutôt après avoir fait un timide premier pas dans l’eau) en ce que ces décisions ne seront par principe pas motivées. Il existait pourtant une marge de manœuvre permettant d’être moins timorée sur ce sujet 3. Dans l’attente d’une réforme plus décisive, l’absence de motivation des mesures provisoires continuera à aller de pair avec l’ombre du doute pour de nombreux interlocuteurs de la Cour, ce y compris jusqu’à l’Union européenne.
4. Relations avec le droit de l’Union européenne. L’adoption en 2017 d’un arrêt pilote par la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant des conditions de détention dans les prisons roumaines 4 laissait présager, parmi d’autres conséquences, l’émergence de nombreuses requêtes contestant une extradition vers la Roumanie ordonnée sur le fondement d’un mandat d’arrêt européen. La réaction de la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne, qui a admis la possibilité d’écarter l’application des principes de reconnaissance et de confiance mutuelles entre États membres dans une telle configuration 5 n’a pas totalement empêché la naissance d’un tel contentieux. Dans le cadre de celui-ci, les demandes de mesures provisoires à la Cour européenne des droits de l’homme jouent naturellement un rôle central. Or, en l’absence d’informations sur celles-ci (à l’exception de rares et laconiques communiqués de presse publiés par le greffe de la Cour), il n’est guère possible de mesurer la fréquence des demandes, le sort qui est leur est réservé ou encore les raisons qui peuvent pousser le juge de Strasbourg à se prononcer dans un sens ou dans l’autre. Il faut dès lors se tourner vers des publications de membres du greffe pour espérer avoir un aperçu de questions fondamentales pour les relations entre les deux Europe, ce qui n’est guère à la hauteur des enjeux 6… Sur ce terrain toutefois, il doit être noté – avec une légère teinte d’optimisme – que les négociations relatives à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme ont franchi un cap avec la transmission au Comité des ministres du Conseil de l’Europe, par le Comité directeur pour les droits de l’homme, du rapport du groupe de négociation ad hoc (« 46+1 »). Des instruments révisés d’adhésion font maintenant l’objet d’un parfait consensus en son sein. La seule question laissée en suspens, pour que l’Union européenne la traite en interne, est la situation des actes adoptés par cette dernière dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui sont exclus de la juridiction de la Cour de justice de l’Union européenne. Il s’agit là d’une pierre d’achoppement potentielle de l’adhésion qui conserve tout son tranchant depuis l’adoption de l’avis 2/13 de la juridiction sise à Luxembourg. Cette dernière semble néanmoins avoir des cartes à jouer pour aplanir les difficultés avec deux affaires pendantes, qui lui donnent l’occasion d’élargir son contrôle dans le domaine de la PESC et, partant, de donner un signal fort en faveur de l’adhésion 7. L’avocate générale Tamara Ćapeta n’a d’ailleurs pas manqué de relever le contexte de l’adhésion dans ses conclusions présentées le 23 novembre 2023. En ce sens, elle a invité la Cour à juger que l’article 24 § 1 du Traité sur l’Union européenne et l’article 275 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne devraient être interprétés comme ne limitant pas la compétence des juridictions de l’Union pour connaître d’une action en indemnité intentée par des particuliers sur le fondement d’une violation alléguée des droits fondamentaux par tout type de mesure relevant de la PESC. Entrebâillement de la porte de l’adhésion, qui semblait fermée à beaucoup d’observateurs ? Affaires à suivre…
5. Plan de la chronique. Pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2023, pas moins de six thèmes ont été retenus au regard de la richesse de l’actualité jurisprudentielle de la Cour, au moins égale à celle des questions abordées dans la présente introduction. Seront dès lors traitées la recevabilité des requêtes individuelles (I) et, sur le fond, la sécurité (II), la justice (III), les questions sociétales (IV), la socialisation de la Convention (V) et enfin la protection des étrangers (VI).
Th. Larrouturou
I – Recevabilité des requêtes
Les conditions de recevabilité des requêtes individuelles, posées par les articles 34 et 35 de la Convention, ont rarement les honneurs de la présente chronique. Une fois n’est pas coutume, elles feront ici l’objet d’un traitement particulier tant les enseignements en la matière ont été nombreux au cours du semestre écoulé, tantôt dans un sens libéral, tantôt dans un sens de sévérité.
A. Appréciations contrastées des chambres
6. Juridiction des États en matière d’interception des données de communication. Soixante‑dix ans après l’entrée en vigueur de la Convention, la capacité actuelle des États à affecter les droits et libertés fondamentaux d’individus n’ayant aucun lien avec eux, pas même une présence passagère sur leur territoire national, dépasse probablement tout ce que pouvaient imaginer les pères et mères fondateurs du système. Les incidences environnementales des politiques nationales sur l’ensemble des êtres vivants de la planète en constituent un parfait exemple – la question sera traitée dans la prochaine livraison de la chronique. L’absence de frontières du cyberespace est un autre vecteur d’universalisation de la faculté étatique de porter atteinte aux droits et libertés, au sujet de laquelle la Cour a été invitée à se prononcer dans un arrêt Wieder et Guarnieri c/ Royaume-Uni en date du 12 décembre 2023 8. Dans cette affaire, deux requérants individuels se plaignaient d’une violation de l’article 8 de la Convention, du fait de l’interception massive, au moins potentielle, de leurs communications électroniques par les services secrets du Royaume-Uni. Or, le premier était un ressortissant américain résidant en Floride, là où le second était de nationalité italienne et vivait à Berlin. Aucun des deux n’alléguait avoir posé ne serait-ce qu’un orteil sur un territoire relevant de la couronne de feu sa majesté la Reine Elizabeth II. La question posée à la Cour, exprimée clairement dès le premier paragraphe de l’arrêt, était donc principalement de savoir si ces personnes relevaient de la juridiction de l’État défendeur – leurs données étant interceptées, analysées puis utilisées par des agences opérant selon toute hypothèse au sein du territoire de ce dernier. Sur le fond, l’apport de l’arrêt s’agissant de l’article 8 est nul, la question étant tranchée en un espace record de onze lignes eu égard au « plaider coupable » du Gouvernement défendeur – en lien avec l’arrêt de Grande Chambre Big Brother Watch ayant précédemment épuisé les questions en jeu 9. S’agissant toutefois de la recevabilité, la Cour retient une interprétation pro victima du champ de la juridiction des États parties à la Convention en estimant de manière inédite que « l’ingérence avec le caractère privé des communications a lieu là où ces dernières sont interceptées, font l’objet d’un examen, sont analysées et sont utilisées. L’atteinte au droit à la vie privée qui en résulte dans le chef de l’émetteur et/ou du destinataire de ces communications a également lieu dans cet endroit » 10. La Cour en conclut que l’ingérence dénoncée par les requérants a pris place sur le territoire du Royaume‑Uni et, partant, qu’elle relève bien de la juridiction de cet État. Si la solution paraît satisfaisante en l’espèce, elle n’empêche pas de penser qu’un État qui établirait un centre d’interception et d’analyse de données hors ses frontières pourrait très bien échapper à ce raisonnement et porter atteinte impunément aux communications électroniques de tout un chacun. La conception principalement territoriale – plutôt que causale – de la juridiction des États membres retenue par la Cour n’a sans doute pas fini de soulever de redoutables problématiques, dans un monde où les frontières n’ont plus la même tangibilité qu’autrefois.
7. Qualité de victime – grand écart entre délai de viduité et accès à l’interruption volontaire de grossesse ? Il est parfois bien difficile de percevoir la cohérence de la jurisprudence de la Cour en matière de recevabilité des requêtes. Que l’on en juge au regard de l’exemple donné par l’affaire Nurcan Bayraktar c/ Turquie 11, appréciée à la lumière de deux autres affaires, A.M. et autres c/ Pologne 12 et M.B. et autres c/ Pologne 13. Dans la première, quelques mois après son divorce, la requérante demanda au tribunal aux affaires familiales de lever à son égard le délai de viduité de 300 jours prévu par le code civil turc pour les femmes divorcées, malgré son refus de se soumettre à un examen médical pour prouver qu’elle n’était pas enceinte. Face à la fin de non-recevoir qui lui fut opposée, elle saisit la Cour afin de dénoncer une atteinte aux articles 8, 12 et 14 de la Convention. La requérante n’allégua toutefois pas, que ce soit devant les juridictions internes ou devant la Cour, avoir été engagée dans une relation amoureuse ou avoir caressé un projet de mariage au moment de sa demande. Dans les deuxième et troisième affaires, plus d’une centaine de femmes polonaises en âge de procréer, dont certaines étaient enceintes au moment des faits, saisirent la Cour à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle polonaise. Celle-ci, composée de manière contraire à la Constitution et ne pouvant pas être qualifiée de tribunal établi par la loi au sens de la jurisprudence de la Cour 14, avait déclaré inconstitutionnelles des dispositions législatives permettant l’interruption volontaire de grossesse jusqu’à douze semaines dans les hypothèses de haut risque que le fœtus soit sévèrement et irrémédiablement endommagé ou souffre d’une maladie mortelle incurable. Les requérantes se plaignaient devant la Cour d’une atteinte à leurs droits protégés par les articles 3 et 8 de la Convention. Aucune d’entre elles n’alléguait toutefois porter un fœtus dont l’état pouvait tomber sous le coup des dispositions abrogées par la Cour constitutionnelle.
Le lecteur pourra-t-il deviner dans quel cas l’affaire s’est soldée par une décision d’irrecevabilité, faute pour la ou les intéressées de démontrer un risque réel d’être directement affectée(s) par le droit applicable, là où l’autre affaire a conduit à l’admission de la qualité de victime et à un constat de violation de la Convention ? Si tel est le cas, ses facultés dépassent celles de l’auteur de la présente chronique. En tout état de cause, c’est la requête formée contre la Turquie qui a réussi à passer le cap de l’examen de la recevabilité par la Cour. Cette dernière considère que « le fait même que la requérante ait été soumise, en vertu [du droit turc], à un délai de viduité et que, pour en obtenir la levée, elle ait dû engager devant les autorités nationales une procédure spécifique en ce sens, dans le cadre de laquelle il lui a été imposé de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, et ce au seul motif qu’elle appartenait à la catégorie des femmes divorcées capables de se marier, suffit à lui conférer la qualité de victime » (§ 28). Peu importe donc la réalité de l’envie de se remarier de la requérante. Dont acte. Par contraste, la Cour déclare irrecevables pour défaut de qualité de victime les requêtes introduites par les ressortissantes polonaises aux motifs que « les restrictions résultant de [la décision de la Cour constitutionnelle] ne pourraient avoir que des conséquences hypothétiques sur la situation personnelle des requérantes, et que de telles conséquences semblent trop lointaines et abstraites pour que celles-ci puissent prétendre être des “victimes” au sens de l’article 34 de la Convention » (A.M. et autres, § 86). La Cour reproche notamment aux requérantes de ne pas avoir fourni de documents ou certificats médicaux étayant leurs affirmations ou apporté la preuve « d’un risque plus élevé de malformation du fœtus » (M.B. et autres, § 18). Mais plus élevé que quoi au juste ? Toute femme fertile est susceptible de tomber enceinte, que la grossesse soit désirée ou non, et toute grossesse est malheureusement susceptible de voir le fœtus être sévèrement et irrémédiablement endommagé ou souffrir d’une maladie mortelle incurable. Partant, les requérantes font bien partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation. Seule la faible probabilité mathématique de voir un tel évènement survenir peut donc s’opposer à la reconnaissance de la qualité de victime potentielle du fait de l’application possible d’une loi donnée, le requérant devant dans un tel cas et de jurisprudence constante « produire des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard » 15. Or, sur ce terrain, la Cour admet l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement polonais sans sembler s’interroger un instant sur la probabilité dont il s’agit. Aucune statistique n’est donnée s’agissant du taux de fécondité des femmes polonaises – il avoisinait 85 % en 2017 16. Aucune statistique n’est donnée s’agissant de la proportion d’anomalies graves ou de maladies pouvant tomber sous le coup des dispositions législatives abrogées – soulignons que les seules anomalies congénitales du cœur concernent près de 1 % des grossesses 17. Aucune statistique n’est donnée sur la part « prévisible » de ces anomalies (celles liées à l’état de santé, à l’âge ou à la génétique des ascendants, par opposition à celles inexpliquées, liées à l’environnement ou autres). Autrement dit, le raisonnement tenu par la Cour dérange en ce qu’il écarte la qualité de victime potentielle au motif de « conséquences semblant trop lointaines et abstraites » sans s’interroger réellement sur la probabilité de réalisation des violations alléguées, et en semblant exiger des éléments de preuve dont la difficulté d’obtention et la pertinence ne sont pas même évoquées. En pratique, la contestation de la jurisprudence liberticide de la Cour constitutionnelle polonaise risque donc d’être réservée à des femmes qui se verraient effectivement privées d’accès à l’interruption volontaire de grossesse pour des cas avérés de maladies mortelles ou de déformations irrémédiables de leur fœtus, là où une femme souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public n’a pas eu besoin d’attendre de subir une amende de 150 euros maximum pour se présenter au prétoire de la Cour européenne des droits de l’homme 18… Par-delà les différences factuelles entre ces cas et la subtilité chatoyante de la jurisprudence européenne, il y a de quoi s’interroger, avec la professeure Laurence Burgorgue-Larsen sur une notion de qualité de victime « maniée de façon variable au gré des affaires » 19.
B. Recadrage par la Grande Chambre
8. Dissensions sur l’épuisement des voies de recours internes. La recevabilité des requêtes occupe, dans l’activité de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, une place moindre par rapport aux autres formations de jugement. À titre d’illustration, sont disponibles en langue française sur la base de données HUDOC environ 20.000 arrêts contre 10.000 décisions pour les chambres de la Cour (2 pour 1), alors que ces nombres sont de 510 et 31 pour la Grande Chambre (17 pour 1). La comparaison n’est évidemment pas parfaite, principalement en ce que des arrêts peuvent comporter des développements sur la recevabilité et voir certains griefs être déclarés irrecevables, mais l’écart est tout de même éloquent. Outre la logique pyramidale du traitement des requêtes, l’explication de cet état de fait se trouve sans doute principalement dans l’absence de possibilité de demander le renvoi d’une décision d’irrecevabilité en Grande Chambre, et dans le fait que celle-ci s’interdit de connaître de griefs déclarés irrecevables par une chambre lorsqu’un arrêt sur le fond lui est renvoyé. Restent dès lors, dans le champ des griefs que la formation solennelle peut déclarer irrecevables, ceux dont aucune formation de jugement n’a constaté la recevabilité (hypothèse du dessaisissement d’une chambre) et ceux que la chambre a déclaré recevables (hypothèse du renvoi d’un arrêt).
Cette seconde configuration a donné lieu, de manière exceptionnelle et retentissante, à un constat d’irrecevabilité par la Grande Chambre, en date du 27 novembre 2023, dans l’affaire Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse 20. Celui-ci fait suite à un premier arrêt de chambre, en date du 15 mars 2022. À quatre voix contre trois, la violation de l’article 11 de la Convention avait été constatée dans le chef d’une association suisse ayant été privée du droit d’organiser des réunions publiques, du fait des mesures adoptées par le Gouvernement helvétique dans les toutes premières semaines de flambée de la pandémie de covid-19. Le cœur de l’opposition des juges minoritaires résidait dans leur analyse selon laquelle la requérante n’avait pas épuisé les voies de recours internes. La Grande Chambre leur donne raison et déclare la requête irrecevable par douze voix contre cinq – signe de la persistance des divergences de vue sur cette question. Les dissensions entre les juges trouvent leur source dans les faits à la base du litige, qu’il convient dès lors d’exposer brièvement. En mars 2020, le Conseil fédéral suisse adopta l’ordonnance « Covid-19 no 2 », par laquelle il interdit toutes les manifestations publiques ou privées et tout rassemblement de plus de cinq personnes dans l’espace public. Le 14 avril 2020, l’association requérante déposa une demande d’autorisation pour un rassemblement statique de vingt personnes devant avoir lieu le 1er mai. À la suite de cette demande, les services compétents contactèrent informellement la requérante par téléphone afin de lui faire savoir que l’autorisation serait refusée en application de l’ordonnance Covid-19 no 2. L’association décida alors de renoncer à poursuivre la procédure d’autorisation qu’elle avait initiée, avant d’obtenir une décision formelle de la part de l’autorité administrative compétente. Elle saisit par la suite la Cour européenne des droits de l’homme sans s’être tournée auparavant vers aucun juge suisse, stratégie procédurale validée par la chambre mais désavouée par la Grande Chambre.
Cette volte-face a été accueillie fraîchement par la doctrine, à l’instar du professeur Joël Andriantsimbazovina pour qui, « lorsqu’une chambre a accepté la recevabilité d’une requête et a prononcé une condamnation de l’État défendeur sur le fond, la remise en cause de son arrêt par la grande chambre sur le fondement exclusif de l’irrecevabilité de la requête est incompréhensible » 21. Si une telle configuration devrait bien sûr être évitée au maximum, ne serait-ce qu’en raison de l’impression légèrement chaotique qu’elle procure nécessairement aux lecteurs et a fortiori à la partie requérante concernée, elle ne saurait l’être entièrement. Fondamentalement, il paraît indispensable que la Grande Chambre puisse jouer un rôle en matière d’évolution ou de mise en cohérence des conditions de recevabilité, sur lesquelles la très grande majorité des requêtes soumises à la Cour viennent s’échouer. Pratiquement, aucun mécanisme ne semble pouvoir permettre d’écarter tout risque qu’une chambre soit dédite sur ce terrain par la Grande Chambre. Si l’hypothèse d’un « droit au dessaisissement » de la minorité de la chambre en cas d’opposition sur les conditions de recevabilité peut être soumise au débat (mais à partir de combien de juges minoritaires ?), elle ne permet ni de couvrir l’hypothèse d’une chambre se fourvoyant à l’unanimité sur le sujet ni de prévenir les cas, heureusement rares, dans lesquels une chambre méconnaît son office et soulève d’elle-même des griefs ou dénature ceux que la partie requérante a formulés. Cette dernière configuration, illustrée par les récentes affaires Grosam c/ République tchèque 22 et Fu Quan, SRO c/ République tchèque 23, appelle nécessairement une décision d’irrecevabilité de la Grande Chambre sur des griefs examinés à tort par une chambre.
Si la survenance ponctuelle d’un désaccord entre les deux formations de jugement est donc inéluctable, il reste à apprécier si elle pouvait se justifier en l’espèce. La requérante affirmait vouloir contester l’interdiction générale de toute manifestation prévue par l’ordonnance Covid‑19 no 2, et non un refus d’autorisation particulier. Or, en droit suisse, le contrôle direct par voie d’action d’une ordonnance du Conseil fédéral n’est pas possible 24. Pour le Gouvernement, au contraire, rien n’empêchait la requérante de solliciter une autorisation de manifester et d’attaquer la décision de refus qui ne manquerait pas de survenir au motif que ce refus était illégal en tant que fondé sur une norme elle-même illégale car violant une norme de rang supérieur – la Convention. Autrement dit, un contrôle indirect par voie d’exception de l’ordonnance Covid-19 no 2 était possible. À cette première difficulté d’analyse s’ajoutait le fait que le recours indirect par voie d’exception dont il s’agissait n’aurait vraisemblablement été examiné par le Tribunal fédéral que postérieurement à la date de la manifestation sollicitée. Il risquait dès lors d’être déclaré irrecevable pour défaut d’intérêt actuel. C’est d’ailleurs ce qu’il se passa dans une affaire suisse distincte, postérieure d’une année à la saisine de la Cour par la requérante.
Eu égard à ces éléments, pour la majorité de la Grande Chambre, rien ne justifiait au moment de cette saisine l’absence de tout recours intenté devant les juridictions internes. Plus particulièrement, l’association requérante n’avait à l’époque aucune certitude quant au rejet de sa requête par le Tribunal fédéral, et la faible probabilité que ce dernier se saisisse en temps utile était à apprécier au regard du fait que, de jurisprudence constante, « la date prévue pour l’évènement doit avoir une importance cruciale pour l’organisateur » (§ 154 de l’arrêt commenté). Ce qui, s’agissant d’une association souhaitant dénoncer une interdiction générale et non l’interdiction d’une manifestation particulière, n’était en l’espèce pas établi, quoi que la Cour ne le souligne pas explicitement.
La plus grande sévérité avec laquelle la majorité de la formation de dix-sept juges analyse la condition d’épuisement des voies de recours, par rapport au raisonnement retenu par les juges majoritaires au sein de la chambre, sera ici saluée. De manière générale, il convient de souligner qu’il s’agit là d’une condition de recevabilité qui, tout à la fois, limite l’engorgement de la Cour tout en favorisant l’accès du requérant au juge conventionnel de droit commun que sont les juridictions nationales ; incarne un principe de subsidiarité positive récemment inscrit dans le marbre du préambule de la Convention ; et facilite le travail de la Cour en lui permettant au moment opportun de se prononcer en ayant accès aux constats et aux raisonnements des juges internes. De manière particulière, l’on serait même tenté d’inviter la juridiction strasbourgeoise à aller plus loin et à opérer une relative déconnexion de l’effectivité des recours au sens de l’article 13 et au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Ceci en dispensant les requérants d’exercer un recours interne uniquement lorsque la saisine de la Cour présente un intérêt contentieux supérieur au regard de la condition d’effectivité concernée. En effet, ne pas imposer à un requérant de saisir un juge interne au motif que ce dernier ne rendra pas sa décision en temps utile, alors même que la Cour ne le fera pas plus, ne paraît plus nécessairement pertinent en l’état du système conventionnel. Où l’on confirme que les problématiques attenantes aux conditions de recevabilité des requêtes, rarement abordées en profondeur dans les chroniques, peuvent se révéler aussi pointues, passionnantes et lourdes de conséquences pour le droit de la Convention que les questions de fond qu’il est maintenant grand temps d’aborder.
Th. Larrouturou
II – Sécurité
A. Usage de la contrainte par les forces de l’ordre
En ce qui concerne les techniques employées par les forces de l’ordre, quelques enseignements peuvent tirés de la jurisprudence récente de la Cour européenne.
9. Une occasion manquée de revisiter la jurisprudence Austin. Tout d’abord, relativement à la technique de l’encerclement, si la solution (progressiste en apparence) de l’arrêt Arnold et Marthaler c/ Suisse du 19 décembre 2023 (no 77686/16 et 76791/16) mérite d’être approuvée, sa rédaction est loin d’être exemplaire. Comme on le sait, dans une célèbre affaire Austin c/ Royaume-Uni (15 mars 2012, n° 39692/09), la Cour avait jugé que le confinement de plusieurs manifestations pendant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, afin de maintenir l’ordre lors d’une manifestation antimondialisation à Londres ne constituait pas une privation de liberté au sens de l’article 5, § 1er. En l’espèce, à propos d’un confinement au sein du cordon de police, qui avait duré environ une heure pour le premier requérant et deux heures et demie pour le second requérant suivi d’une détention, elle focalise son attention sur cette dernière mesure en considérant qu’elle n’était pas justifiée par l’un des motifs énumérés à l’article 5 § 1, en particulier b) (obligation de se soumettre à un contrôle d’identité) et c) (éviter la commission d’une infraction). Premier bémol donc, « elle ne considère pas indispensable d’examiner la question de savoir si la mesure de confinement, subie par les intéressés, peut également être considérée comme une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention » (§ 43), ce qui certainement un moyen commode de noyer le poisson. Il faudra bien que la Cour affronte de nouveau cette question en proposant une grille de lecture plus rigoureuse que celle mise au jour dans l’affaire Austin qui avait notamment fait intervenir le principe de subsidiarité à un stade où il n’a rien à y faire, à savoir au niveau de la détermination de l’applicabilité du droit. Second bémol, il nous semble que le constat de violation s’explique surtout en l’espèce par les tergiversations du Tribunal fédéral suisse et du gouvernement dans la justification fournie pour la détention des requérants (§ 53). Pour ne pas conclure sur une appréciation trop négative, on signalera le rappel à l’ordre bienvenu du tribunal fédéral qui, au regard d’autres constats de violation (cf. nos obs. sur l’arrêt Semenya c/ Suisse, dans la partie IV), a encore des progrès à faire dans son rôle de juge de droit commun de la Convention. Sur la justification de la détention par l’obligation de se soumettre à un contrôle d’identité, il n’a ainsi pas répondu explicitement aux griefs soulevés par les requérants. Par conséquent, la Cour retient à l’unanimité une violation de l’article 5. Ce qui frappe ici est que l’article 31 de la Constitution suisse, qui garantit le droit à la liberté, est plus protecteur que l’article 5 de la CEDH. Si bien que le constat de violation s’adresse exclusivement au Tribunal fédéral.
10. L’importance attachée à la publication de vidéos sur l’usage de la force. Il est intéressant de signaler, au regard des velléités parfois exprimées en France de pénaliser la diffusion d’images des forces de l’ordres, le constat d’inconventionnalité retenu s’agissant d’une injonction rendue contre la publication par Bild de la vidéo d’une arrestation dans une boîte de nuit (31 oct. 2023, Bild GmbH & Co. KG c/ Allemagne, no9602/18), la Cour européenne des droits de l’homme ayant conclu que la jurisprudence allemande pouvait conduire à une interdiction inacceptable de toute publication future d’images non éditées de policiers accomplissant leur mission qui n’aurait pas été autorisée par les intéressés… On se souvient des débats sur le très controversé article 24 de la proposition de loi sur la sécurité globale (2021) qui interdisait, dans sa première version, l’usage malveillant de l’image des policiers nationaux et militaires de la gendarmerie en intervention. Après sa réécriture par le Sénat, la commission mixte paritaire, puis les députés, avaient finalement retenu un nouveau délit de provocation à l’identification d’un policier ou gendarme en opération « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Mais le Conseil constitutionnel était heureusement passé par là, en censurant ce nouveau délit au nom du principe de légalité des délits et des peines 25.
B. Exercice de fonctions de sécurité et soupçons de radicalisme
11. Vade-mecum à destination des juridictions nationales sur les mesures à prendre pour prévenir le risque que représenterait l’accès à une fonction de sécurité d’un partisan du salafisme 26. L’avis consultatif rendu le 14 décembre 2023 27 est le premier à porter sur la liberté religieuse. La Cour a été saisie par le Conseil d’Etat belge à propos de la question de savoir si l’article 9 de la Convention permet aux autorités d’invoquer la seule proximité ou appartenance d’une personne à un mouvement religieux considéré comme extrémiste et dangereux, pour justifier une interdiction d’exercer la profession d’agent de gardiennage. La demande a été posée dans le cadre d’un litige portant sur le retrait de la carte d’identification d’agent de sécurité de M. S.B. par le ministère de l’intérieur en raison de ses liens avec plusieurs individus de tendance salafiste scientifique. L’intérêt majeur de l’avis est de préciser les critères d’appréciation de la nécessité dans une société démocratique du refus d’accorder à un individu l’agrément pour exercer une fonction de sécurité. Aussi, dans le droit fil des arrêts rendus sur les conflits de droits, l’avis délivre un mode d’emploi à destination des juges nationaux pour apprécier la conventionnalité d’une mesure prise à titre préventif 28. C’est bien la liberté de manifester ses convictions religieuses qui est en cause (§ 73), l’avis mettant rapidement en évidence un contexte nouveau dans lequel cette liberté s’exerce en ligne dans l’usage d’internet et des réseaux sociaux (§ 80). Postérieurement à l’introduction de la requête, le gouvernement a en effet transmis des informations selon lesquelles « S.B. aurait régulièrement posté, entre 2017 et mars 2023, du contenu salafiste (notamment des prêches de différents prédicateurs salafistes) sur le réseau Facebook ; selon la Sûreté de l’État, la fréquence des publications s’élèverait, parfois, à quatre publications par mois et son compte totaliserait plus de de 4 000 ‘amis’ » (§ 49). Semblable vigilance face à des discours contestant les institutions de l’État ou le respect des droits et libertés d’autrui, déjà perceptible dans une précédente décision belge appliquant la clause d’interdiction d’abus de droit 29, conduit à admettre le principe-même d’une mesure préventive. Ainsi, l’avis ne fait que reprendre des critères déjà mis au jour par la Cour (§ 93 et s.) : 1. La nature du risque qui doit être évaluée à la lumière « du contenu des croyances ou de l’idéologie en question, ainsi que de la personnalité de l’intéressé, de ses actions, de son rôle et de son degré d’appartenance au mouvement religieux ». 2. La réalité du risque qui doit empreint d’une certaine gravité. 3. L’imminence du risque. 4. L’existence d’un contrôle juridictionnel effectif, y compris sur les documents classifiés 5. Le contenu du contrôle de proportionnalité de la mesure préventive, qui devra aussi « s’assurer que des facteurs compensateurs suffisants, de nature à contrebalancer les effets des restrictions apportées aux droits procéduraux de l’intéressé, ont été appliqués ». Au-delà de la sensibilité de l’avis aux risques présentés par l’idéologie du salafisme scientifique pour la société démocratique et ses valeurs, le débat sur la conventionnalité d’une mesure préventive rendait inévitable la relativisation d’éléments individuels (par exemple, l’absence de manquements professionnels n’est pas décisive) et une valorisation « du contexte général dans lequel elle est appelée à s’insérer, notamment du degré d’infiltration et d’implantation du mouvement religieux en question dans la société et du risque qu’il représente pour cette dernière » (§ 101). C’est dire, en d’autres termes, qu’une mesure préventive pourrait très bien ici se réclamer du concept de « démocratie apte à se défendre ». La référence à l’arrêt Refah Partisi c/ Turquie (2003) est de ce point de vue instructive, même s’il s’agissait ici de la dissolution d’un parti politique. Il est d’ailleurs précisé que « le fait que le mouvement en question n’ait pas été dissous ou interdit est un élément pertinent, sans toutefois être décisif » (§ 102). Au regard des dernières informations communiquées par le Conseil d’Etat (préc.) et de la large marge nationale d’appréciation concédée à l’Etat défendeur, le Conseil d’Etat n’aura pas de difficultés à juger que l’interdiction d’exercer la profession d’agent de gardiennage est en l’espèce compatible avec les exigences de l’article 9 de la Convention, d’autant qu’aucune mesure moins sévère semble envisageable 30.
C. Lutte contre le terrorisme
12. La Cour ne cède pas d’un pouce face à l’argumentation d’une association dont certaines activités étaient en lien avec le Hamas. Sept mois après l’attaque terroriste perpétré par le Hamas en territoire israélien, l’arrêt Internationale Humanitäre Hilfsorganisation e. V. c/ Allemagne du 10 octobre 2023 (n°11214/19) concernant la décision des autorités allemandes de dissoudre l’association requérante et confisquer ses biens, en raison des dons de sommes d’argent considérables faits à des associations caritatives liées au Hamas, ne devrait pas passer inaperçu. Le juge européen y démontre avec éclat qu’il ne transige pas avec la lutte contre le terrorisme, étant précisé qu’il ne s’agissait pas ici de la dissolution d’une association qui participait directement à des activités terroristes. Cette intransigeance s’observe tout d’abord au stade de l’examen du but légitime dans la mesure où l’arrêt relève que la protection des droits et libertés d’autrui (mentionnée à l’article 11 § 2) ne pas s’entend pas uniquement de la protection des individus relevant de la juridiction des Etats parties mais « inclut le droit de vivre des personnes vivant à l’étranger » (§ 76), ce qui tend à confirmer l’importance de l’interprétation évolutive de la Convention à ce second stade du contrôle des ingérences. La prise en compte de la notion d’entente internationale se révèle ici décisive. Tout en rappelant que la dissolution ne peut intervenir que dans des cas graves, la Cour place son raisonnement sous les auspices de la clause d’interdiction d’abus de droit de l’article 17. Les associations dont les activités visent à promouvoir et justifier le terrorisme sont incompatibles avec les valeurs fondamentales de la Convention 31. L’importance attachée au caractère sacré de la vie humaine alimentera sans doute les controverses sur l’existence d’une hiérarchie au sein des droits garantis. Plus spécifiquement sur la proportionnalité de la dissolution, il est intéressant de constater que la Cour prend acte de la qualification du Hamas de groupe terroriste par l’Union européenne (§ 92). Soutien au Hamas important (50 % de l’ensemble des activités de financement de l’association requérante) approuvé par les dirigeants de l’association (§99), tentative de l’association de camoufler ces relations en passant pas une organisation de substitution, caractère contre-productif de l’application de mesures moins intrusives sont autant d’éléments soulignés par l’arrêt en prenant appui sur le raisonnement des juridictions allemandes. Recourir à des mesures plus souples en permettant par exemple à l’association de se défendre dans une phase préalable aurait probablement conduit à la destruction de preuves (§ 100). Le constat de non-violation de l’article 11 est on ne peut plus logique.
13. Etat d’urgence en Turquie : nouveau rappel des limites de la dérogation ! Nous avions déjà mis en évidence dans une précédente livraison la tendance inquiétante des autorités turques à abuser de l’état d’urgence depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016. L’arrêt de Grande chambre du 26 septembre 2023, Yüksel Yalçinkaya c/ Turquie (n°15669/20) ne sera pas de nature à rassurer. La Turquie, qui demandait en l’espèce le bénéfice de la clause dérogatoire de l’article 15, est condamnée à propos de la condamnation pénale du requérant, ancien enseignant, pour appartenance à une organisation terroriste armée reposant dans une mesure déterminante sur l’utilisation de l’application de messagerie cryptée ByLock, sans établissement individualisé des éléments matériels et moral constitutifs de l’infraction (violation de l’article 7), ni compensation procédurale adéquate de la non-divulgation à la défense des données brutes obtenues sur le serveur (violation de l’article 6). Le cas du requérant n’est pas isolé puisqu’au moment du prononcé de l’arrêt, 8500 requêtes sur des griefs similaires étaient pendantes devant la Cour. Le 18 décembre 2023, 1000 requêtes ont été communiquées à la Turquie sur la même question. Pour conclure à la violation de l’article 7, l’arrêt met en avant la dénaturation de la loi pénale par le juge turc qui a fini par faire découler de l’utilisation de la messagerie Bylock l’incrimination de l’appartenance à une organisation terroriste armée (§ 267). Aussi graves soient-ils, les événements survenus en Turquie lors et depuis le coup d’Etat ne peuvent justifier une telle atteinte aux garanties de l’article 7 qui sont indérogeables (§ 269). Et même en présence d’un droit dérogeable comme le droit à un procès équitable, l’arrêt souligne, dans une formule inédite à notre sens, qu’« une dérogation valable au titre de l’article 15 ne donne pas à l’État un blanc-seing l’autorisant à adopter une conduite susceptible d’emporter des conséquences arbitraires pour les individus » (§ 350). Disons-le clairement : l’arrêt comporte des développements remarquables sur la conciliation entre la lutte contre le terrorisme et le respect des droits, qui devraient être diffusés à l’ensemble des responsables politiques des 46 Etats parties au Conseil de l’Europe. L’arrêt Yüksel Yalçinkaya c/ Turquie n’est pas un arrêt pilote mais il en a toutes les caractéristiques. Au titre de l’article 46 de la Convention, l’arrêt souligne qu’en l’espèce la meilleure réponse à apporter aux violations constatées est la réouverture de la procédure pénale, qui existe en Turquie notamment dans les cas de condamnation de la Cour européenne (§ 412). Plus largement, la difficulté étant systémique, il appartient aux juridictions internes de prendre en compte la jurisprudence européenne puisque, comme le relève l’arrêt, l’article 46 de la Convention est une règle de valeur constitutionnelle en Turquie (§ 418). Reste à savoir comment cet arrêt sera accueilli ? Le moins que l’on puisse dire est que la situation en Turquie est loin d’être favorable à la réception de cette interprétation pro conventionem. L’arrêt a déjà fait l’objet de débats nourris. Le Chef d’Etat a critiqué de façon très virulente cet arrêt en déclarant qu’il est « la dernière goutte qui a fait déborder le vase ». Surtout, la Turquie connaît une crise juridictionnelle majeure autour de l’affaire Atalay entre la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation (E. Sales), cette dernière faisant obstacle aux décisions de la Cour constitutionnelle rendus au titre du recours individuel destiné à assurer la protection des droits reconnus par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme.
M. Afroukh
III – Justice
Deux États ont été particulièrement placés sous les feux des projecteurs en matière de droit à un procès équitable ce semestre : la Pologne, comme chacun pouvait s’y attendre, et, de manière plus surprenante, la France.
A. Droit à un procès équitable et Pologne
14. Législation abaissant le départ de l’âge à la retraite des magistrats, combinée au pouvoir de l’exécutif de prolonger leurs fonctions – violation de la Convention. La comparaison des deux branches du contentieux européen que sont le contentieux de l’Union européenne, d’une part, et le contentieux européen des droits de l’homme, d’autre part, est rarement à l’avantage de ce dernier. Que l’on en juge par l’exemple donné par une loi polonaise de 2017 abaissant l’âge légal de départ à la retraite des juges (65 ans pour les hommes, 60 ans pour les femmes), et soumettant la continuation de l’exercice de leurs fonctions au-delà de cet âge à l’autorisation du ministre de la Justice – puis, après une réforme, au Conseil national de la magistrature, organe toutefois inféodé à l’exécutif. Cette législation, décriée car permettant au gouvernement polonais d’indûment écarter un grand nombre de juges chevronnés et d’exercer une influence insupportable sur ceux se rapprochant de l’âge de la retraite, a été mise en cause devant les deux juridictions européennes. Dans un cas, un recours en manquement formé par la Commission européenne en mars 2018 a donné lieu à un arrêt de Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 5 novembre 2019 32. Dans l’autre, des requêtes individuelles introduites entre mai 2018 et août 2019 par des magistrates polonaises mises prématurément à la retraite ont donné lieu à un arrêt de chambre Pająk et autres c/ Pologne en date du… 24 octobre 2023 33. Autrement dit, pour détourner la célèbre phrase attribuée à Odillon Barrot, ce n’est non seulement pas le même marteau qui a en l’occurrence frappé la loi litigieuse, mais encore l’un des deux l’a‑t-il fait avec une vélocité remarquablement inférieure à celle de l’autre. Le coup porté va au moins dans le même sens, malgré les fortes différences de raisonnement qu’imposent les textes appliqués en l’occurrence. Pour les requêtes soumises à la Cour européenne des droits de l’homme, le premier obstacle à franchir résidait dans l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention – les requérantes se plaignant de ne pas avoir disposé de recours pour se plaindre du refus de prolongation de leur activité de magistrate qui leur avait été opposé. Il leur appartenait sur ce terrain de démontrer à la fois l’existence pour elles d’un droit de caractère civil et l’absence de réunion des deux critères « Vilho Eskelinen », qui conduisent à mettre hors champ du droit à un procès équitable certains litiges relevant de la fonction publique. Quoique l’arrêt comporte d’importants développements sur ce point et ait suscité l’opposition des juges polonais et hongrois, auteurs d’une opinion dissidente, il n’y avait guère de suspense au regards de nombreux précédents de la Cour décelant un droit pour les juges de finir leur mandat et rendant presque impossible d’écarter l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention pour les magistrats 34. Sur le fond, l’arrêt de la Cour ne surprend pas plus, dans la mesure où la décision ministérielle en matière d’autorisation ou non de la continuation de l’exercice des fonctions des juges au-delà du nouvel âge du départ à la retraite ne pouvait pas faire l’objet, à l’époque des faits, d’un recours juridictionnel. Il en allait de même pour l’état postérieur du droit, qui avait confié au Conseil national de la magistrature cette compétence d’autorisation, puisque ses décisions n’étaient susceptibles de recours que devant la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême polonaise, laquelle n’est pas considérée par les juges strasbourgeois comme une juridiction établie par la loi 35. Le droit d’accès à un juge était dès lors, au regard de l’importance des enjeux, bafoué. Il en va de même, bien sûr, de l’interdiction de la discrimination, rien ne justifiant un âge de départ à la retraite plus élevé pour les hommes que pour les femmes. Par cet arrêt Pająk, la Cour européenne des droits de l’homme confirme en définitive le front uni qu’elle souhaite montrer avec la Cour de justice de l’Union européenne en matière de préservation de l’État de droit, en même temps qu’elle confirme, hélas, qu’elle n’est pas en mesure de prendre l’initiative en la matière. Il s’agit là d’une énième démonstration des problèmes causés par l’engorgement de son prétoire, fléau qu’il faudra bien un jour affronter de nouveau à bras-le-corps sous peine de faire de la juridiction strasbourgeoise une poussive arrière-garde, dont l’apport à la protection des droits et libertés se limiterait à ne pas trouver de motifs à dédire d’autres organes ou juges internationaux.
15. Adoption d’un arrêt pilote en matière de réformes du système judiciaire polonais. Précisément, dans le sens d’un allégement des contraintes matérielles pesant sur la Cour européenne des droits de l’homme, cette dernière a – enfin – adopté un arrêt pilote en matière de réformes du système judiciaire polonais : l’arrêt Lech Wałęsa c/ Pologne en date du 23 novembre 2023 36. Il faut dire que, selon les chiffres donnés par la Cour, près de 500 requêtes pendantes concernent de près ou de loin le Conseil national de la magistrature ou la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême polonaise. La dizaine de condamnations de la Pologne à la suite des réformes du système judiciaire, dont l’arrêt Pająk évoqué plus haut, ont brossé un tableau relativement complet des nombreux disfonctionnements autorisés ou causés par l’inféodation à l’exécutif de ces organes, et permettent de prendre la mesure du volume potentiel des requêtes qui pourraient parvenir à la Cour. L’inquiétude au sujet d’un afflux possible de recours est d’autant plus vive en l’occurrence que la Cour constitutionnelle polonaise s’oppose farouchement à l’application de plusieurs arrêts des deux juridictions européennes, allant jusqu’à juger inconstitutionnels certains articles des traités fondateurs de l’Union et de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour y remédier, la Cour indique à l’État défendeur de réformer à la fois le Conseil national de la magistrature et la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême, de même que certaines procédures applicables en matière de protection de l’indépendance judiciaire. Cet arrêt pilote constituera à n’en pas douter un outil précieux, pour le gouvernement polonais nouvellement mis en place, afin de justifier des mesures vigoureuses destinées à rétablir l’état de droit. Sur un pur plan procédural, la Cour indique geler pendant une année les affaires non communiquées relatives à des questions déjà tranchées quant à la crise de l’état de droit en Pologne, tout en continuant à se prononcer sur les affaires en l’état d’être jugées et sur les problématiques inédites dans ce domaine. Les effets bénéfiques éventuels de l’arrêt pilote mettront donc quelque temps à se ressentir, mais il était important pour la Cour de marquer le coup – ce qu’elle fait opportunément à l’unanimité, étant précisé que le juge élu au titre de la Pologne s’est déporté dans la présente affaire.
B. Droit à un procès équitable et France
Les juridictions françaises ont elles aussi fait l’objet d’arrêts notables en ce second semestre de l’année 2023, avec une fortune un peu différente suivant les cas.
16. Conventionnalité de la procédure suivie par la Cour de justice de la République dans l’affaire Léotard. Récemment placée sous les feux de la rampe de l’actualité, la Cour de justice de la République, juridiction ô combien décriée, a fait l’objet d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Léotard c/ France en date du 14 décembre 2023 37. Les plus jeunes lecteurs auront peut-être besoin de quelques éléments de contexte : la requérant, François Léotard, était ministre de la défense et président du parti politique RPR dans la première moitié des années 1990. L’ancien premier ministre Edouard Balladur et lui furent mis en examen, en 2017, puis renvoyés devant la Cour de justice de la République, en 2019, dans le cadre d’une affaire de rétrocommissions liées à des contrats internationaux d’armement et à l’attentat de Karachi en date du 8 mai 2002. Si le premier fut acquitté, ce ne fut pas le cas du requérant, qui fut condamné à deux ans de prison et 100.000 euros d’amende. Sur le fond, l’arrêt Léotard c/ France n’a à vrai dire guère d’intérêt jurisprudentiel particulier eu égard aux griefs soulevés par le requérant (notamment le délai de jugement trop long ou l’absence d’audition de certains témoins), si ce n’est peut-être de valider l’inflexion de jurisprudence de la Cour de cassation opérée dans le cas d’espèce : dans l’hypothèse particulière où l’information du droit de se taire lors de l’audience a été tardive et où le prévenu n’a pas pris la parole avant qu’elle soit effectuée, la nullité n’est désormais encourue que si le prévenu démontre que ce retard a porté atteinte à ses intérêts. Il n’en reste pas moins notable dans la mesure où il s’agit du tout premier arrêt se prononçant sur le fond de griefs touchant à la Cour de justice de la République portés par des personnes poursuivies devant elle 38, et l’applicabilité de l’article 6 de la Convention à cette juridiction, pour les personnes mises en cause, ne soulève pas le moindre débat. La porte est ainsi ouverte à une remise en cause plus franche de cette juridiction d’exception, bien que les mis en cause aient probablement peu intérêt à critiquer sa composition si particulière ou les spécificités procédurales qui la régissent.
17. Violation de la Convention du fait des liens étroits entre des conseillers de la Cour de cassation et une partie au pourvoi. Les constats de violation de la Convention pour défaut d’impartialité objective des plus hautes juridictions françaises ne sont pas monnaie courante, fort heureusement, mais en sont peut-être d’autant plus remarquables et remarquées. L’arrêt du 14 décembre 2023 Syndicat National des Journalistes et autres c/ France 39 attire de la sorte nécessairement l’attention, d’autant plus qu’il apporte une conclusion européenne à une affaire qui a connu un certain retentissement en France. Les syndicats requérants assignèrent, dans le cadre d’un litige de droit social, deux sociétés spécialisées dans la fourniture d’informations, d’outils et de solutions professionnelles, notamment juridiques – les sociétés WKF et HWKF. La conclusion du litige fut apportée par la chambre sociale de la Cour de cassation, qui cassa et annula sans renvoi l’arrêt de la cour d’appel favorable aux requérants. Toutefois, quelques semaines plus tard, le Canard Enchaîné publia un article affirmant que trois des six hauts magistrats ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de WKF, assurant notamment des formations rémunérées pour des professionnels de droit. À la suite de ces révélations, la Cour de cassation renforça ses contrôles préventifs en matière de prévention des conflits d’intérêt, tandis que la Conseil supérieur de la magistrature, saisi par les requérants, conclut à l’existence d’une faute déontologique de la part des trois magistrats, sans pour autant que leur responsabilité disciplinaire ne soit engagée. La solution retenue par la Cour européenne des droits de l’homme, à l’unanimité, est également le résultat d’un travail d’équilibriste. En effet, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention tout en prenant mille précautions rédactionnelles quant à l’absence de remise en cause directe du comportement des trois magistrats – renforcées par une opinion concordante de trois juges qui cherche encore plus à faire preuve de pédagogie sur ce point – et en se plaçant stratégiquement aussi souvent que possible derrière les constats et conclusions du Conseil supérieur de la magistrature. Sans pouvoir parler de double standard, puisque violation du droit à un procès équitable il y a bien, l’arrêt frappe par cette forme de grande prévenance à l’égard de la Cour de cassation française, les juges exprimant une opinion concordante soulignant d’ailleurs que « les précautions de rédaction de l’arrêt […] semblent les bienvenues sur le plan tant de la pédagogie que de la convenance». Par-delà ces considérations de diplomatie juridictionnelle visant à préserver une Haute juridiction qui figure actuellement parmi les partenaires les plus constructifs de la Cour européenne des droits de l’homme, l’arrêt n’est pas inintéressant pour les développements qu’il contient quant au rôle des juges dans la cité. Ainsi, de manière inédite, la Cour affirme que « la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions » (§ 57). Elle cherche par là-même à éviter que sa jurisprudence relative au principe d’impartialité objective ne se transforme en un carcan qui enserrerait les juges jusqu’à étouffer leurs liens avec le monde du droit. Pour autant, en l’espèce, du fait des relations de travail régulières, étroites et rémunérées qu’entretenaient les magistrats concernés avec la société WKF (l’un d’eux participait à des formations depuis plus d’une décennie, et chaque journée de formation était rémunérée à hauteur de 1000 euros), la Cour ne peut que constater que les juges auraient dû se déporter. La solution doit être approuvée même si elle trace, par souci de réalisme et d’appréciation in concreto, une frontière sujette à interprétation plutôt qu’une ligne rouge claire et précise.
18. Violation de la Convention du fait du caractère rétroactif de la jurisprudence Czabaj du Conseil d’État. Les spécialistes du contentieux administratif attendaient sans doute avec une certaine impatience l’arrêt Legros et autres c/ France, qui aura finalement été adopté le 9 novembre 2023 40, soit un peu plus de six ans après l’introduction d’une première requête relative à la décision d’Assemblée « Czabaj » du Conseil d’État 41. Il est probablement à peine utile de rappeler que, par cette dernière, la Haute juridiction administrative avait décidé l’application immédiate, en cours d’instance, d’un nouveau délai limitant dans le temps l’introduction des recours contentieux contre des décisions administratives dont la notification ne mentionne pas les voies et délais de recours. Désormais, il n’est possible de contester de telles décisions – hors délai légal ou réglementaire – que dans un « délai raisonnable » qui ne saurait, en règle générale, excéder un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières. La solution retenue est dès lors bien plus restrictive que celle qui prévalait jusqu’alors, à savoir une possibilité illimitée dans le temps d’introduire un recours. Le nouveau délai raisonnable vise à assurer une certaine sécurité juridique et à ne pas placer le juge administratif face à des contentieux pour lesquels les éléments clés du litige ont pu être emportés dans les limbes par l’écoulement de plusieurs années, voire décennies. Si le principe dégagé par le Conseil d’État est difficilement contestable per se, le fait qu’il l’ait dégagé de manière prétorienne et, surtout, qu’il ait décidé de son application immédiate y compris à toutes les instances en cours posait question sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. À l’unanimité, la Cour y voie une violation des dispositions de ce dernier, sous l’angle du droit d’accès à un tribunal. L’origine jurisprudentielle du nouveau délai ne soulève pas d’objection dirimante. Il est même difficile de voir en quoi cette spécificité a une quelconque incidence sur le raisonnement de la Cour quant au principe du délai raisonnable dorénavant en vigueur, par rapport à celui qu’elle aurait tenu face à un délai posé par voie législative ou réglementaire (voir les §§ 134-148 de l’arrêt). En revanche, l’application rétroactive de la nouvelle irrecevabilité dégagée par le Conseil d’État aux instances en cours ne trouve pas une justification suffisante aux yeux de la Cour, eu égard à l’atteinte qu’elle y voit à la substance même du droit au recours. Selon ses termes, l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux était en effet « pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique » (§ 161). Là encore, la solution ne peut qu’être saluée, et l’on voit d’ailleurs mal comment le Conseil d’État a pu ne pas anticiper cette sanction européenne – plusieurs des recours des requérants ont été déclarés irrecevables brutalement au stade de l’appel ou de la cassation, alors qu’ils avaient obtenu gain de cause jusqu’alors, et pour certains seul le délai mis par les juridictions pour rendre une décision a rendu possible l’application en cours d’instance de la décision Czabaj. S’agissant de l’article 41 de la Convention, la Cour prend acte du fait que, en l’état du droit français, les requérants ne pourront obtenir, consécutivement au constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la réouverture des procédures juridictionnelles dont l’issue les a conduits devant elle. Elle se limite alors à accorder une somme d’argent au titre de la satisfaction équitable. En définitive, l’arrêt Legros devrait avoir une incidence limitée sur le contentieux administratif : les requêtes antérieures à la décision Czabaj, ou postérieures de quelques mois, qui ont été déclarées irrecevables sur son fondement sont de toute évidence déjà éteintes par des décisions d’irrecevabilité et ne peuvent en l’état être réintroduites devant le juge administratif. Les requêtes nettement postérieures à la décision Czabaj ne sont quant à elles pas susceptibles d’être frappées du sceau de l’inconventionnalité eu égard à la prévisibilité acquise, du fait de l’écoulement du temps, de l’irrecevabilité pour tardiveté créée par le Conseil d’État. L’arrêt Legros a dès lors pour principale vertu de poser des principes applicables aux éventuels prochains revirements de jurisprudence en matière de recevabilité des recours que les juges nationaux de toute l’Europe pourraient choisir d’opérer.
Th. Larrouturou
IV – Questions sociétales
19. Assiste-t-on à la revanche de l’ordre public européen ? D’emblée, une précision s’impose, Nous souhaiterions attirer l’attention du lecteur sur une tendance de plus en plus marquée de la Cour à mobiliser la référence à « la Convention comme instrument constitutionnel de l’ordre public européen ». On a souvent lu que cette formule constituait une simple figure de style. Les arrêts commentés tendent au contraire à montrer qu’elle a des effets bien identifiables : soit pour justifier la compétence de la Cour, soit pour souligner l’importance de certaines valeurs fondamentales allant de pair avec un régime spécifique.
A. Genre
20. Article 17 et discours homophobes. Tout en suggérant que les discours homophobes étaient susceptibles de tomber sous le coup de l’article 17 de la Convention européenne, le juge européen n’avait pas jusqu’à présent appliqué directement cette clause à ce type de propos 42. Par exemple, relativement à l’emploi de termes péjoratifs à propos de l’homosexualité tenus à la radio et sur internet (Déc. 11 juin 2020, Carl Jóhann Lilliendahl c/ Islande, n° 29297/18), la Cour avait estimé que si les commentaires du requérant incluaient des propos encourageant l’intolérance et à la haine envers les homosexuels, ils n’avaient pas atteint « le seuil des formes les plus graves de discours de haine », susceptible de déclencher l’application de l’article 17.
21. Première application aussi directe de la clause guillotine de l’article 17 à des discours homophobes. L’apport de la décision Lenis c/ Grèce en date du 27 juin 2023 43 est qu’elle constitue la première affaire sur le terrain de l’article 10 dans laquelle la Cour applique clairement la clause de déchéance à des propos homophobes 44. Semblable solution tire pleinement les conséquences de l’affirmation importante de l’arrêt Macaté c/ Lituanie 45 selon laquelle « l’égalité et le respect mutuel entre tous indépendamment de l’orientation sexuelle sont inhérents à toute la structure de la Convention. (…) il n’est jamais admissible au regard de la Convention d’insulter, de dégrader ou de dévaloriser des personnes au motif de leur orientation sexuelle » (§ 214). En l’espèce, le requérant, un haut dignitaire de l’Église orthodoxe de Grèce, faisait valoir que sa condamnation à cinq mois d’emprisonnement pour incitation publique à la violence ou à la haine contre des personnes au motif de leur orientation sexuelle violait l’article 10 de la Convention européenne. Dans le contexte d’un débat sur une proposition législative visant à étendre le champ d’application des unions civiles aux couples de même sexe à la suite de l’arrêt de la Cour européenne Vallianatos et a. c/ Grèce, celui-ci a tenu sur son blog personnel des propos très graves décrivant les personnes homosexuelles comme « des marginaux, tarés, humiliés, des gens de l’ombre qui, maintenant, avec la montée de la gauche, ont levé la tête ! (…) Ce sont les damnés de la Société ! » ; « (…) des malades mentaux ! Malheureusement, ces individus sont pires et plus dangereux que certains de ceux qui vivent dans les asiles », propos largement relayés par plusieurs médias. Sans surprise, le gouvernement opposait clairement l’article 17 de la Convention en demandant à la Cour de déclarer la requête incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention (§ 23). Aussi, pour déterminer si les déclarations litigieuses sont soustraites ou non à la protection de l’article 10 par l’article 17, elle doit vérifier si elles sont dirigées contre les valeurs qui sous-tendent la Convention. Le fait que M. Lenis ait tenté d’atténuer ses propos en précisant dans un second billet publié sur son site que son objectif était simplement de critiquer les tentatives d’ouvrir les unions civiles aux couples de même sexe n’a eu aucun effet. Aux yeux de la Cour, le droit de critiquer l’action des responsables politiques n’était pas en cause ici. Ainsi que l’ont relevé les juridictions internes, les propos du requérant visaient essentiellement les personnes qui « vivent ou soutiennent l’homosexualité » (§ 43). Il appert de la jurisprudence que si le juge européen se réfère dans ses arrêts à des définitions des discours haineux, son contrôle obéit à une démarche casuistique. Faisant écho au caractère concret de son office, semblable approche le conduit à s’intéresser aux circonstances dans lesquelles les propos ont été tenus. Aussi, prend-il en considération plusieurs variables : les interlocuteurs en présence, le but poursuivi par l’auteur des propos, le support utilisé, les répercussions potentielles des propos litigieux, … C’est ce dont témoigne la décision Lenis qui justifie l’application de l’article 17 par trois éléments. Primo, est relevée la position du requérant, haut responsable de l’Église orthodoxe grecque, qui pouvait d’influencer toutes les personnes adhérant à cette religion (§ 49). Secundo, les propos litigieux, tenus sur un blog et qui ont largement été repris par les médias, étaient accessibles à des milliers de personnes (§ 50). Tertio, les déclarations contestées cherchaient clairement à détourner le droit à liberté d’expression de son objectif réel en l’utilisant à des fins clairement contraires aux valeurs de la Convention. La motivation très fouillée de la décision met l’accent sur la nécessité de lutter contre toutes les formes de discrimination (§ 51). Tout en réaffirmant que la critique de certains modes de vie pour des raisons morales ou religieuses peut relever de la liberté d’expression, la Cour fait preuve d’une très grande fermeté à l’égard des discours deshumanisants. Or, in specie, « les propos litigieux vont jusqu’à nier aux personnes LGBTI leur nature humaine, comme dans la présente affaire, et s’accompagnent d’une incitation à la violence » (§ 55).
22. Placer la question de l’identité sexuelle au cœur de la clause d’interdiction d’abus de droit. L’idée de correctif jurisprudentiel est au cœur de la décision Lenis, le recours à la technique du distinguishing permettant au juge européen d’appliquer une solution différente de celle qui résulte de la jurisprudence antérieure eu égard aux circonstances de l’espèce. Contrairement à l’affaire Lilliendahl c/ Islande précitée dans laquelle les propos litigieux, tenus par un simple particulier, n’avaient pas touché un large public, la résonance des déclarations a été plus importante. Surtout, ils étaient constitutifs d’une forme grave de discours de haine associées à une incitation à la violence. Au-delà de ces contextes et faits qui n’étaient, il est vrai, pas comparables, on relèvera un souci de la Cour de placer la question de l’identité sexuelle au cœur de la clause d’interdiction d’abus de droit. Est-ce toute la jurisprudence récente sur les questions de discrimination en raison de l’orientation sexuelle qui fit pencher la balance vers l’application de l’article 17 ? S’il n’est pas possible de l’affirmer avec certitude, il semble toutefois que le devoir de cohérence ait joué un rôle important. En tout état de cause, voilà une décision qui confirme, si besoin était, la montée en puissance de la clause guillotine de l’article 17 dans la jurisprudence européenne 46.
23. Discrimination d’une sportive intersexe : quand l’ordre public européen redéfinit l’ordre public au sens de la loi suisse. L’arrêt Semenya c/ Suisse du 11 juillet 2023 (no 10934/21) concernant une discrimination subie par une athlète sud-africaine de haut niveau, Caster Semenya double championne olympique et triple championne du monde du 800 mètres, contrainte par de l’International Association of Athletics Federations (« l’IAAF ») de réduire son taux naturel de testostérone afin de participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine, a marqué le second semestre 2023 en France comme à l’étranger. L’arrêt rendu confirme une tendance engagée depuis plusieurs années déjà : celle du contrôle par le juge de Strasbourg de la justice sportive. En l’espèce, la requérante refusa de se soumettre à cette nouvelle réglementation, ce qui l’a empêchée de prendre part à des compétitions internationales. Saisi d’une requête d’arbitrage, le tribunal arbitral du sport, dont les sentences sont soumises au contrôle du Tribunal fédéral, n’y a rien trouvé à redire. Jugée discriminatoire (en ce qu’elle ne s’appliquait qu’aux athlètes féminines intersexuées), la nouvelle réglementation constitue cependant un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre les buts poursuivis par l’IAAF, à savoir assurer une compétition équitable. Saisi à son tour, le tribunal fédéral a rejeté le recours de Caster Semenya. C’est dans ce contexte qu’elle se tourne vers la Cour européenne en faisant valoir une violation de l’article 14 combiné avec les articles 8 et 3 de la Convention. En ce qui concerne la compétence ratione materiae et loci, l’arrêt juge que le contrôle par le Tribunal fédéral suisse des sentences arbitrales du TAS suffit à établir un « lien juridictionnel» entre la requérante et l’Etat (§ 111). Une telle solution peut incontestablement se prévaloir de précédents jurisprudentiels 47. Surtout, en statuant de la sorte, la Cour s’est montrée soucieuse de faire prévaloir l’objet et le but de la Convention dans un contexte particulier où une situation d’incompétence « priverait (d’accès au prétoire européen) toute une catégorie de personnes, à savoir les sportives professionnelles » (§ 111). Sur le fond, ayant reconnu que le traitement subi par la requérante était fondé sur ses caractéristiques sexuelles et son état de personne intersexe, la Cour s’est attachée à vérifier si la différence de traitement était justifiée. L’attention du lecteur mérite alors d’être attirée sur un point en particulier. Probablement consciente de la configuration particulière du litige, la juridiction européenne se focalise davantage sur la manière dont le tribunal fédéral a assuré sa mission de contrôle des sentences du TAS conformément à l’article 190 § 2 e) de la loi fédérale sur le droit international privé. Ce contrôle vise en effet à vérifier leur compatibilité avec l’« ordre public » qui englobe « les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique ». Or, l’impression est que la Cour renoue ici avec sa démarche en matière d’exequatur des jugements étrangers 48. Là où le tribunal fédéral a choisi l’option d’un contrôle atténué de la sentence arbitrale, la Cour choisit l’option d’un contrôle entier au regard des obligations conventionnelles telles qu’elles résultaient de sa jurisprudence. Plus essentiellement, on peut suggérer que ce contrôle d’apparence procédural ne revient ni plus moins à dire au tribunal fédéral ce qu’il doit entendre par « ordre public » (à savoir ici l’interdiction des actes discriminatoires émanant des personnes privées). Ou l’on voit alors un conflit entre l’ordre public européen et l’ordre public au sens de la loi suisse. À la majorité de 4 voix contre trois, la Cour retient un double constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention et de l’article 13 qui consacre le droit à un recours effectif, au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8. L’arrêt, qui comporte plusieurs opinions séparées, a déjà fait l’objet d’un renvoi devant la grande chambre. Deux critiques sont notamment mises en exergue en : d’une part, le contenu et les effets de l’ordre public européen sont discutés, la Cour « outrepassant » son rôle en interprétant le droit interne suisse ; d’autre part, le fait que le grief tiré de la violation de l’article 3 n’ait pas été pris au sérieux par la majorité.
B. Gestation
24. Accès aux origines, insémination post mortem: ou la vitalité du contrôle in abstracto. Deux arrêts rendus contre la France (14 sept. 2023, Baret et Caballero c/ France; 9 juill. 2023, Gauvin-Fournis et Silliau c/ France, n° 21424/16 et 45728/17) sur des questions éminemment sensibles – l’accès aux origines des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur et l’interdiction de la procréation post mortem – montrent à quel point l’objectivisation du contrôle européen a encore de beaux jours devant elle. L’examen du dispositif mis en place par le législateur, des motifs d’intérêt général qui les sous-tendent est valorisé au détriment de l’évaluation de la situation individuelle des requérants (quand bien même des éléments factuels précis de l’affaire feraient pencher l’analyse en faveur d’un constat de violation). En cette période qui reste encore marquée par l’effervescence doctrinale sur le contrôle de proportionnalité in concreto, les arrêts rendus par la Cour conduiront sans doute à nuancer, voire même à écarter l’analyse selon laquelle l’exercice par le juge national d’un contrôle in concreto serait nécessairement dicté par le juge de Strasbourg 49. Dans l’affaire Gauvin-Fournis et Silliau, la requérante et le requérant, conçus par insémination artificielle avec sperme issu d’un donneur, s’étaient vu opposer un refus de communication d’informations sur le donneur de gamètes à l’origine de leur conception. Dans l’affaire Baret et Caballero, étaient en cause des refus opposés aux deux requérantes d’exporter des gamètes de leur mari défunt vers un établissement de santé espagnol pour recourir à une assistance médicale à la procréation post mortem.
25. Méthodologie incertaine. Assez logiquement, dans l’affaire Baret et Caballero c/ France, le refus opposé au transfert d’embryons post mortem constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale 50. A l’inverse, dans l’affaire Gauvin-Fournis et Silliau c/ France, le principe d’anonymat du don de gamètes est analysé sous l’angle des obligations positives (§ 104). Comme dans l’affaire Odièvre (2003) concernant le « système français » de l’accouchement sous X, la Cour vérifie en l’espèce si l’Etat français, en refusant la demande d’informations sur leur géniteur respectif, a manqué à l’obligation positive de protéger le droit des requérants au respect de leur vie privée. Reste que ce choix peut paraître curieux dès lors que les refus opposés à la requérante et au requérant, nés d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur résultaient à l’époque des faits de l’article 16-8 du code civil issu de la loi bioéthique de 1994. Relevons que depuis la loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, entrée en vigueur en septembre 2022, les personnes majeures nées d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneurs peuvent formuler une demande d’accès à l’identité et aux données non identifiantes de ces tiers à la Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur (CAPADD). Tant les requérants que le gouvernement se plaçaient sur le terrain de la clause d’ordre public de l’article 8 § 2. Sans doute, la motivation de l’arrêt sur ce point aurait pu être plus soignée. Le juge européen a parfois tendance à manier, à la manière du juge administratif français, l’argument d’autorité. Au-delà de cette différence de positionnement qui aurait pu avoir des incidences sur l’intensité du contrôle, la Cour tire surtout argument dans les deux affaires de l’absence de consensus entre Etats européens sur les questions litigieuses pour allouer à l’Etat français une large marge nationale d’appréciation (§ 105 de l’arrêt Gauvin-Fournis et Silliau, § 59 de l’arrêt Baret et Caballero). Si cette absence de consensus ne soulève aucune difficulté dans l’affaire Baret et Caballero c/ France, le consensus ne fait pas totalement défaut en ce qui concerne l’anonymat du don de gamètes. En effet, les éléments de droit comparé mentionnés par l’arrêt Gauvin-Fournis et Silliau soulignent notamment que « quinze des vingt-cinq États autorisant (le don de sperme) reconnaissent à la personne conçue le droit d’accéder à l’identité du donneur » (§ 111) et que le droit d’accès porte notamment sur la communication d’informations non identifiantes. Raison pour laquelle tout en soulignant « l’existence d’une tendance récente qui se dégage en faveur d’une levée de l’anonymat des donneurs de gamètes » (§112), la Cour considère qu’il n’existe pas de consensus clair sur la question de l’accès aux origines. C’est dire que ce consensus en formation pourrait à terme finir par conduire la Cour à revoir sa copie. Ceci étant, on ne peut se défendre du sentiment que sur cette question de l’accès aux origines, le juge européen éprouve toujours de grandes difficultés à manier l’interprétation consensuelle et ses conséquences. Alors que dans l’arrêt Odièvre, il s’était montré indifférent à l’existence d’un consensus (aucun Etat européen ne connaissait alors le système de l’accouchement sous X), il semble s’emmêler les pinceaux dans l’arrêt Gauvin-Fournis et Silliau, qualifiant tour à tour la marge d’ample puis de réduite mais sans vraiment prendre au sérieux le droit à des requérants de connaître leur identité. C’est ce qu’écrivent les juges Ravarani, Mourou-Vikström et Gnatovskyy dans leur opinion dissidente, soulignant que sur une question mettant en cause l’identité, la marge d’appréciation ne pouvait être que réduite.
26. Prudence attendue du juge face à une mesure d’interdiction générale. Pour arriver à la conclusion que les interdictions litigieuses sont conformes à l’article 8 de la CEDH, la Cour va se focaliser essentiellement sur les choix qui ont été faits par le législateur français et sur la qualité du processus législatif. L’ombre de l’arrêt Animal Defenders (2013) plane fortement, même si celui-ci n’est pas cité. Que l’on en juge. L’arrêt Gauvin-Fournis et Silliau fait référence à « des choix du législateur dont (la Cour) ne peut que constater qu’ils résultent de débats extrêmement approfondis et dont la qualité ne peut être mise en doute. Elle note d’ailleurs que chaque loi de bioéthique a été précédée d’un débat public sous forme d’états généraux, afin de prendre en considération l’ensemble des points de vue et de peser au mieux les intérêts et droits en présence » (§ 118). Même constat s’agissant de l’interdiction de l’insémination post mortem, l’arrêt Baret et Caballero c/ France relevant « la sauvegarde d’intérêts généraux relevant de considérations d’ordre moral ou éthique » et qu’elle « relève d’un choix politique remontant à la première loi bioéthique de 1994 et qui a été constamment réitéré à l’occasion des révisions périodiques de celle-ci et, récemment, en 2021, dans le cadre de débats législatifs approfondis » (§ 84). Qu’il paraît loin le temps où le droit à la connaissance de ses origines justifiait des constats de violation courageux au terme d’une véritable mise en balance des intérêts 51. En l’espèce, le juge européen se contente de relever que le caractère absolu des interdictions litigieuses connaît quelques assouplissements. Le principe d’anonymat du don de gamètes n’interdit pas un médecin d’accéder à des informations médicales et de les transmettre à la personne née du don en cas de nécessité thérapeutique (§ 126). Relativement à l’interdiction de l’insémination post mortem, apparaît aussi significatif, et pour tout dire décisif, le fait que depuis l’arrêt Gonzalez Gomez (31 mai 2016), le Conseil d’Etat exerce un contrôle de proportionnalité in concreto centré les effets de l’application de la loi dans les circonstances de l’espèce. Certes, cet arrêt n’a pas connu une grande postérité mais le fait est que le contrôle existe et peut conduire le juge national à écarter l’interdiction absolue de la procréation post mortem. Il n’en demeure pas moins que ce sont bien les textes litigieux qui se voient accorder ici un brevet de conventionnalité, quoique s’agissant de l’interdiction de l’insémination post mortem, l’arrêt relève des évolutions récentes du droit français, en particulier l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes 52, qui pourraient conduire à terme à revoir à réduire la marge d’appréciation concédée à l’Etat défendeur. Le cadre juridique doit être cohérent. Sans doute, aurait-elle pu également faire sienne cette exigence de cohérence concernant le principe de dignité humaine : comment peut-on considérer que ce principe impose le consentement des deux parents tout en négligeant le consentement exprimé par les époux à la procréation assistée ?
27. Harmonie jurisprudentielle. En concluant à la non-violation dans l’affaire Gauvin-Fournis et Silliau, la Cour confirme l’approche développée par le Conseil d’Etat dans son avis contentieux du 13 juin 2013 et sa décision du 12 novembre 2015 sur la compatibilité de l’anonymat du donneur de gamète avec l’article 8 CEDH. Dialogue également puisque la Cour prend acte de la solution prévue par le législateur en 2021, telle que validée par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2023-1052 QPC sur le maintien de la règle de l’anonymat pour les enfants nés de dons avant le 1er septembre 2022 53. Sauf à remettre en cause l’attente légitime des donneurs au respect de l’anonymat, il ne pouvait en aller autrement. Il n’empêche, l’intransigeance de la solution peut surprendre, notamment lorsque le donneur est décédé 54. La Cour de Cassation ne juge-t-elle pas que « le droit d’agir pour le respect de la vie privée s’éteint au décès de la personne concernée » (1er ch. civ., 14 déc. 1999) ? Le législateur devrait à tout le moins corriger cet aspect de la législation.
28. Restrictions au droit d’avorter en Pologne non prévues par la loi. En déclarant que l’interdiction de l’avortement pour cause d’anomalies fœtales en Pologne issue d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle n’était pas prévue par la loi car n’émanant pas d’un « organe légal » (14 déc. 2023, M.L. c/ Pologne, n° 40119/21), la Cour européenne dévoile toutes les potentialités de l’interprétation systémique et combinatoire de la Convention puisqu’elle applique sur le terrain de l’article 8 des exigences énoncées au titre de l’article 6. Prononcée par une Cour constitutionnelle dont la composition était entachée de très graves irrégularités 55, semblable interprétation du juge constitutionnel réduisant à néant l’accès à l’avortement ne pouvait franchir les fourches caudines du contrôle européen. D’aucuns diront qu’il s’agit d’un mélange des genres – reprendre sur le terrain de l’article 8 d’une solution énoncée au titre de l’article 6 -, preuve du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Pourtant, pour audacieuse, qu’elle puisse paraître, la solution ne s’avère pas moins logique. A la faveur de la logique tentaculaire du principe de prééminence du droit qui irrigue toute la Convention(§ 167), la distinction droits substantiels/droits procéduraux est devenue poreuse depuis bien longtemps. On relèvera une nouvelle dissidence du juge polonais Wojtyczek qui en dit long sur son approche de l’IVG : « la majorité affirme – à juste titre à notre avis – qu’il n’existe pas de droit à l’avortement au titre de l’article 8. Cette déclaration implique comme conséquence logique qu’une restriction à l’avortement n’est pas une restriction à un droit garanti par l’article 8 et ne peut donc pas être considérée comme une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ». On se dit, à l’aune de cette affaire, que l’adoption en France de loi constitutionnelle du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse était plus que bienvenue, mais qu’elle est loin d’être suffisante.
M. Afroukh
V – Le degré relatif de « perméabilité » 56 de la CEDH aux droits sociaux et aux droits de solidarité
A. Le statut contingent du droit de grève
29. Un arrêt disruptif. En admettant la compatibilité avec la Convention de l’interdiction absolue de faire grève, imposée par la Loi fondamentale allemande à tous les fonctionnaires du seul fait de leur statut, indépendamment de la nature de leurs fonctions et de leur responsabilité, l’arrêt phare du 14 décembre 2023, Humpert et autres c/ Allemagne (n° 59433/1) – rendu par une Grande chambre quasi-unanime – n’a pas manqué de s’attirer des critiques presqu’aussi unanimes, du moins dans les chroniques françaises 57. Il faut dire qu’il a de quoi décevoir sur de nombreux plans.
30. Décalage assumée avec les appréciations des organes de protection des droits sociaux. Bien que rappelée, la méthode constructive établie par la jurisprudence Demir et Baykara 58, consistant à interpréter l’article 11 CEDH à la lumière d’autres instruments internationaux pertinents, subit aussitôt une restriction, en s’assortissant de ce constat que, dans le « même temps, la compétence de la Cour se limite à la Convention », sans s’étendre « au respect par l’État défendeur des textes pertinents de l’OIT ou de la Charte sociale européenne » (§ 101). Aussi la juridiction européenne dénie-t-elle toute valeur déterminante aux diverses conclusions d’incompatibilité dressées notamment par le Comité européen des droits sociaux, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations uniesou encore la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT, à propos du cas allemand (§ 127). Il serait d’ailleurs plus exact de dire que, comme dans le précédent arrêt National Union of Rail, Maritime and Transport Workers 59 s’agissant de l’interdiction spécifiquement britannique des grèves secondaires ou de solidarité, elle les prive de toute incidence. En l’occurrence, le consensus, également attesté par la pratique des autres Etats parties, est proprement neutralisé. Et la Cour se détourne encore de l’exemple de ces autres organes de contrôle, qui appellent tous l’Allemagne à reconsidérer l’assimilation de l’ensemble des fonctionnaires à des travailleurs fournissant des « services essentiels » à la population 60, en se focalisant pour sa part sur le régime général des restrictions permises par l’article 11§2 CEDH, première phrase, sans trancher la question – laissée en suspens par l’arrêt Vogt c/ Allemagne 61 – de savoir si des enseignants, tels les requérants en l’espèce, peuvent ou doivent relever des limitations spécifiquement autorisées par l’article 11§2, deuxième phrase, à l’égard des « membres de l’Administration publique » (§ 114). Justifiée par les priorités argumentaires du gouvernement défendeur, l’éviction de cette lancinante problématique participe déjà d’une forme de repli face aux conceptions nationales.
31. Interprétation conciliante inversée de l’article 11§2 CEDH par rapport à l’article 33§5 de la Loi fondamentale allemande. Le rappel initial du principe selon lequel un Etat ne peut valablement opposer ses règles constitutionnelles à ses engagements internationaux (§ 71) aurait pourtant pu sonner comme un avertissement solennel, s’il n’en avait été d’emblée déduit qu’il appartient aux Parties contractantes « de choisir la manière dont elles s’acquittent de leurs obligations découlant de la Convention » (§ 72). Or, la concession à l’autonomie nationale n’est pas ici une formule rhétorique. Certes, la Cour européenne des droits de l’homme n’abdique pas son contrôle ; la grille de critères forgée par l’arrêt Humpert (§ 122) est une œuvre autonome, qui systématise les enseignements de la jurisprudence européenne antérieure sur la liberté syndicale et les droits d’action collective, y compris ceux de l’arrêt Demir et Baykara 62. Sur plusieurs points, les motifs de l’arrêt ne font pas moins écho aux analyses développées en l’espèce par la Cour constitutionnelle fédérale allemande 63. Si l’accord (démenti au passage par la Cour administrative fédérale) se fait sur l’absence de conflit véritable entre la Convention et la Constitution s’agissant de l‘interdiction de faire grève imposée même aux enseignants, c’est à la faveur notamment d’une justification conjointe tirée de l’importance du droit à l’instruction dans une société démocratique 64 et d’une mise en exergue commune des compensations offertes entre autres par le principe (dit sans équivalent) de participation des organisations syndicales faîtières à l’élaboration des lois relatives à la Fonction publique et par le principe (encore plus particulier) d’alimentation, permettant aux fonctionnaires de saisir la justice aux fins d’obtenir le paiement d’une rémunération adéquate 65…
Vu ces singularités 66, il serait certainement assez artificiel d’opposer la conclusion de l’arrêt Humpert aux termes de l’arrêt Enerji Yapi Yol Sen c/ Turquie 67 pour stigmatiser une régression ou un double standard, comme si, à quinze ans d’intervalle, la Cour avait jugé différemment de causes analogues, alors que les systèmes de fonctionnariat dans les deux Etats défendeurs ne sont pas similaires. Il reste que la déférence marquée envers l’exception allemande, fruit d’une « long consensus démocratique » et de « la mise en balance approfondie de différents intérêts constitutionnels, potentiellement concurrents » (§ 142 et § 145) se paie au prix d’une relativisation du droit de grève. Pour le juge constitutionnel, ce droit emblématique d’action collective ne constitue en ce sens qu’un aspect de la liberté d’association (§ 29) ; pour le juge européen, il n’est pas – quelle que soit son importance – le seul moyen pour un syndicat de faire entendre sa voix (§ 108 et § 128).
32. Limites de la protection par ricochet sur le fondement de la liberté d’association. Fondamentalement, une double contextualisation s’opère ainsi, en référence d’abord au cadre conventionnel, puis au cadre national. D’une part, l’économie même de la Convention explique que le droit de grève ne soit pas appréhendé comme un droit indépendant et donc que sa négation soit juridiquement traitée comme une simple restriction : la liberté en jeu est la liberté syndicale, qui – au demeurant – n’est pas non plus protégée pour elle-même, mais seulement en tant qu’ « aspect particulier de la liberté d’association » (§ 98 et § 105). Or, ce mécanisme de protection par ricochet révèle bien ici son incapacité à suppléer au refus persistant des Etats de juridictionnaliser le système de la Charte sociale européenne… Car d’autre part, la Grande chambre se défend alors de pouvoir répondre in abstracto à la question de savoir si une interdiction de faire grève touche à un élément constitutif de la liberté syndicale. Elle déclare au contraire devoir resituer la règle litigieuse dans son environnement normatif global, en tenant compte aussi bien de « la totalité des mesures que l’État défendeur a prises pour garantir la liberté syndicale » que « des autres particularités de la structure des relations de travail au sein du système concerné », selon notamment que « les conditions de travail y sont [ou non] fixées par la négociation collective » (§ 109). Implicitement mais nécessairement, c’est signifier qu’à la différence du droit de négociation collective 68, le droit de grève ne constitue pas en tant que tel un « élément considéré comme essentiel », sans lequel la liberté syndicale serait vidée de sa substance et que les Etats parties seraient en conséquence obligés d’inclure en principe parmi les mesures prises afin d’assurer le respect de l’article 11. En fait, il ne semblerait pas même devoir être tenu pour indispensable par nature à la garantie dudit droit de négociation collective ou de cet autre élément essentiel qu’est le droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres. En indexant donc la valeur du droit de grève sur la nature des mesures choisies par les Etats pour garantir la liberté syndicale dans un secteur donné, l’arrêt Humpert marque les limites, sinon l’essoufflement, d’une réécriture prétorienne de l’article 11 CEDH, dont la lettre se borne à reconnaître le droit de fonder un syndicat et de s’y affilier sans énoncer aucun droit en faveur de ces corps intermédiaires…
B. La protection en construction du droit des personnes âgées dépendantes à l’autonomie et à l’inclusion
33. Inconventionnalité d’un placement à l’isolement dans une maison de retraite médicalisée. Statuant sur le cas d’un vieux disciple laïc de St François d’Assise, mis sous protection juridique au motif de sa prodigalité, puis placé – en raison de son affaiblissement psychique et physique – dans un établissement médicalisé où il a été maintenu contre sa volonté et coupé de tout contact social et familial non-autorisés pendant trois ans, l’arrêt du 6 juillet 2023, Calvi et C.G. c/ Italie (n° 46412/21) complète une jurisprudence européenne encore assez réduite et éparpillée, en permettant de fixer les enjeux sur une thématique pratiquement inédite 69.
Dès l’examen de la recevabilité, et plus précisément de la qualité du premier requérant, cousin de la victime directe, pour agir au nom de cette dernière en l’absence de pouvoir de représentation dûment signé, la Cour ne manque pas en premier lieu d’identifier des questions graves d’intérêt général relativement aux conditions de vie des personnes âgées dans les maisons de retraite, pour justifier de la nécessité d’un examen au fond (§ 69), sans s’arrêter à la vérification des critères consacrés par l’arrêt Lambert et autres c/ France 70 qui suffisaient pourtant à établir le locus standi (§ 68).
Ayant admis de longue date qu’une privation même partielle de capacité juridique constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée 71, la juridiction européenne désigne en second lieu l’article 8 comme norme conventionnelle principale de protection, en usant de son pouvoir de requalification des griefs pour délaisser le terrain du droit de ne pas être arbitrairement privé de liberté(§ 73), quitte à intégrer ensuite au contrôle de la proportionnalité de l’ingérence le principe, issu de l’article 5 CEDH 72, selon lequel « toute mesure de protection adoptée à l’égard d’une personne capable d’exprimer sa volonté doit autant que possible refléter ses souhaits » (§ 96).
En dernier lieu, l’arrêt se distingue encore et surtout par une démarche syncrétique, qui n’hésite pas cette fois – contrairement à la position retenue au sujet du droit de grève (cf. supra) – à se rallier aux appréciations d’autres organes internationaux de contrôle, qu’il s’agisse du Comité pour la prévention de la torture, du Comité des droits des personnes handicapées ou de « la jurisprudence de la Charte sociale européenne » (§ 103 et §§ 105-107). Or cette ouverture ne corrobore pas seulement les conclusions auxquelles aboutissent les circonstances d’espèce, à savoir qu’un juste équilibre n’a pas été trouvé entre le respect de la dignité et de l’autodétermination de l’individu et l’exigence de protection et de sauvegarde de ses intérêts, faute de garanties effectives dans les procédures nationales propres à prévenir les abus et à assurer que les droits, la volonté et les préférences du deuxième requérant fussent pris en compte (§ 104). Elle inspire également à la Cour cet avis plus général que « les États sont tenus de favoriser la participation des personnes handicapées ou des personnes âgées « dépendantes » à la vie de la communauté et de prévenir leur isolement ou une ségrégation à leur endroit » (§ 107). Une telle incise rapproche alors l’article 8 de la Convention de l’article 23 de la Charte sociale européenne révisée.
C. La garantie mesurée du droit à un environnement sain
34. Verdict en demi-teinte sur les suites de la crise des déchets en Campanie. Relatif à la pollution environnementale provoquée par la « crise des déchets », qui a sévi en Campanie pendant quinze ans, l’arrêt du 19 octobre, Locascia et a. c/ Italie (n° 35648/10) n’ajoute guère en soi à l’interprétation de la Convention. Que ce soit sur le terrain de l’article 34 ou de l’article 8 CEDH, l’essentiel, en effet, avait déjà été accompli plus de dix ans auparavant par son grand frère, l’arrêt Di Sarno et autres c/ Italie 73,qui, le premier, a fait apparaître la notion de « victime présumée » – fondée sur un simple critère de résidence dans la zone affectée – et déduit du droit des intéressés au respect de leur vie privée et de leur bien-être, indépendamment de l’existence d’un risque sérieux et substantiel pour la santé, l’obligation positive incombant aux autorités nationales d’adopter des mesures matérielles, raisonnables, adéquates et efficaces, en matière de collecte, de traitement et d’élimination des ordures. Aussi, pour heureuses qu’elles soient, la reconnaissance en l’occurrence de la qualité de victime à onze des dix-neuf requérants et la condamnation unanime de la mauvaise gestion des déchets de février 1994 à décembre 2009 revêtent-elles une valeur essentiellement confirmative. Au plus, signalera-t-on – en « préquel » d’une des récentes décisions d’irrecevabilité opposées à des citoyens en matière de défaillances étatiques dans la lutte contre le changement climatique 74 – l’exigence persistante d’un effet direct sur des situations individuelles, qui, à défaut d’être satisfaite, empêche en revanche d’inclure parmi les victimes ceux des requérants ne justifiant pas de leur prétendue résidence (§ 95), mais aussi et surtout de constater une violation de l’article 8, après la fin de l’état d’urgence (c’est-à-dire pour la période débutant au 1er janvier 2010), malgré la subsistance d’importantes quantités de balles de déchets (§ 136).
Dès lors, l’intérêt propre de l’arrêt Locascia se concentre sur la dénonciation d’une forme de violation continue, résultant de la mobilisation durant la crise d’une décharge privée déjà saturée, pourtant censée avoir été fermée en raison de son absence de conformité à la règlementation environnementale et devoir faire l’objet depuis 2005 d’une décontamination qui n’était pas encore entièrement réalisée en 2020 (§§ 141-150). Encore la responsabilité des autorités dans l’aggravation du préjudice environnemental et leur manquement à leur devoir de diligence n’incite-t-elle pas la Cour à formuler d’indications générales au titre de l’article 46. La contribution à l’émergence d’un droit à une dépollution rapide, qui avait pu se déduire de l’arrêt Cordella et autres 75, s’avère donc également mitigée et au total, le contentieux de la « Terra dei Fuochi » ne parait guère plus avancé à Strasbourg 76 qu’à Luxembourg 77…
35. Recadrage de l’invocabilité du droit à un procès équitable en matière de risques environnementaux. Topique de la protection par ricochet fondée sur l’article 8 CEDH, le critère de l’effet direct des risques environnementaux sur la situation personnelle des requérants interfère également sur l’applicabilité du droit à un procès équitable, dans l’arrêt du 14 novembre 2023, Ganci et autres c/ Turquie (n° 48173/18). Dans sa majorité, la Cour tient les griefs de quatre d’entre eux pour incompatibles ratione materiae avec l’article 6, au motif que le recours exercé devant les juridictions internes pour faire annuler le permis d’exploitation d’une mine d’or ne pouvait être regardé comme directement déterminant pour leur droit à un environnement sain (garanti par la constitution turque), dès lors qu’ils ne vivaient pas à proximité du site. Les risques associés à la technique d’extraction à base de cyanure ne sont ainsi pas investis de la même charge que les émissions des centrales thermiques en cause dans l’arrêt du 12 juillet 2005, Okyay c/ Turquie, n° 36220/97, dont les promesses se voient, sinon démenties, du moins recadrées.
C. Boiteux-Picheral
VI – La protection protéiforme des étrangers
36. Diversification du contentieux. Si le second semestre 2023 n’a guère fourni qu’un arrêt phare dans le domaine du contentieux des étrangers, la variété des affaires montre à quel point l’apport du droit de la Convention en la matière a cessé de pouvoir s’analyser seulement en termes de protection par ricochet contre le refoulement ou l’éloignement au titre, soit de l’article 3 (par égard à des risques extraterritoriaux de traitements inhumains ou dégradants), soit de l’article 8 (en raison des atteintes portées aux liens familiaux ou personnels dans l’Etat d’accueil). Certes, l’évolution s’opère depuis plusieurs années. Cependant, la période de référence offre un éventail significatif de causes, mobilisant différentes bases de protection directe et sur plusieurs de ces sujets, se dessinent, en filigrane, des rapports assez ambivalents avec le droit de l’Union européenne.
37. Droit des victimes de la traite des êtres humains à indemnisation par les auteurs de l’infraction. Relatif au refus des juridictions nationales de faire droit à la demande indemnitaire pour dommage matériel qu’une jeune femme sexuellement exploitée avait introduite contre son proxénète, l’arrêt du 28 novembre, Krachunova c/ Bulgarie (n°18269/18) est sans doute le plus notable. Nouveau développement de la jurisprudence Rantsev 78, il procède en effet à une mise à niveau de la lutte contre la traite des êtres humains, à travers une interprétation évolutive de l’article 4 CEDH qui opère à deux stades. C’est d’abord dans la qualification même des faits de l’espèce, pour rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiaesoulevée par le Gouvernement et jointe au fond, que la Cour adapte le droit de la Convention aux tactiques parfois subtiles de contrainte employées de nos jours par les trafiquants, c’est-à-dire sans recours à la menace ou à la force mais « en s’engageant dans une relation intime et en jouant de romantisme amoureux » pour créer une dépendance affective 79. À partir de là, l’arrêt Krachunova consacre ensuite et surtout une obligation positive d’un nouveau genre, visant à garantir aux victimes le droit de demander à leurs exploiteurs indemnisation des revenus dont elles ont été indûment privées.
Faisant prévaloir une approche fondée sur les droits humains, qui insiste sur « la nécessité d’assurer la protection des victimes de traite après les faits, dans l’objectif de leur reconstruction et de leur réinsertion sociale » (§ 170), cette interprétation accentue le processus de fertilisation croisée avec la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe 80. L’article 4 CEDH, dont les exigences s’étaient jusqu’à présent concentrées sur les poursuites et les sanctions 81, y gagne une dimension réparatrice, qui « renforce la protection des droits déjà consacrés par cet article en l’accordant aux réalités actuelles » (§ 177). L’article 15§3 de la Convention contre la traite des êtres humains, de son côté, en retire à la fois une densité et une effectivité accrues, à la faveur d’un contrôle juridictionnel indirect qui va en l’occurrence contraindre l’Etat défendeur à réviser ses règles, en lui interdisant de continuer à refuser toute indemnisation du préjudice pécuniaire au motif que la prostitution serait illégale, immorale ou indésirable. Sous l’effet de l’autorité de la chose interprétée, l’arrêt Krachunova pourrait en fait susciter des évolutions plus larges, car il faut savoir que si la Bulgarie est un des deux seuls État contractants (avec Malte) à exclure expressément une récupération par la victime des revenus tirés de son exploitation sexuelle, dans bien d’autres, les procédures en réparation se heurtent concrètement au fait que la prostitution n’est pas considérée comme un emploi 82. En faisant progresser l’idée d’une justice restaurative et le droit à réparation par les trafiquants, l’article 4 CEDH devance et complète ainsi la prochaine refonte de la directive 2011/36/UE relative à la lutte contre la traite des personnes, qui appelle pour sa part à la mise en place de fonds publics d’indemnisation dans les Etats membres 83.
38. Obligation de réexamen des assurances diplomatiques accompagnant une demande d’extradition. Dans un tout autre registre, à savoir celui de l’entraide répressive, l’arrêt Compaoré c/ France (7 sept. 2023, n° 37726/21) n’innove pas autant, mais se signale néanmoins par la soumission (logique) du régime des assurances diplomatiques fournies par un Etat tiers, dans le cadre d’une demande d’extradition, à l’exigence bien établie d’un examen ex nunc par l’Etat requis des risques extraterritoriaux de traitements inhumains et dégradants. En l’occurrence, en effet, le propos de la Cour n’est nullement de disqualifier par principe les engagements pris par l’Etat requérant, au regard de la situation générale des droits de l’homme dans le pays 84. L’autorisation d’extrader le requérant (frère de l’ancien président burkinabé, Blaise Compaoré), réclamé par son Etat d’origine à fins de jugement pour incitation à assassinats, ne pêche pas non plus ab initio au regard des critères de validité et de fiabilité systématisés par l’arrêt Othman (Abu Qatada) c/ Royaume-Uni 85. Ce qui est précisément reproché aux autorités françaises est de n’avoir pas pris en compte un bouleversement de l’ordre politique et constitutionnel au Burkina-Faso, résultant d’un second coup d’Etat militaire, et de s’en être tenues aux assurances des autorités déchues, bien qu’elles n’aient pas été réitérées par le nouveau régime au pouvoir. L’obligation positive procédurale, imposant d’éliminer tout doute quant à l’existence d’un risque d’emprisonnement contraire à l’article 3 CEDH, s’enrichit donc ici d’une obligation de réexamen d’office, en cas de changement majeur de circonstances, des garanties fournies par l’Etat tiers.
39. Effectivité du droit des demandeurs d’asile de faire valoir des éléments nouveaux. Cette exigence d’un examen approfondi et ex nunc des risques auxquels un individu peut être exposé en cas de renvoi est également consolidée (quoique d’une autre manière) dans le domaine de l’asile. Là encore, l’interprétation de l’article 3 CEDH n’enregistre pas d’évolution majeure. S’agissant d’une demande d’asile « de dernière minute », présentée la veille de son éloignement par un ressortissant bahreïni déjà débouté une première fois par les instances compétentes, l’arrêt du 24 octobre 2023, A.M.A c/ Pays-Bas (n° 23048/19) a cependant pour intérêt d’aligner en substance les standards de la Convention sur ceux du droit de l’Union européenne, en même temps que de confirmer les limites d’une jurisprudence Sultani 86 qui semblait disposée à admettre un traitement plus expéditif des demandes de réexamen. En excluant que les autorités nationales puissent se dispenser d’apprécier la pertinence éventuelle des nouveaux éléments produits par l’intéressé au seul motif que les documents ne seraient pas traduits ou authentifiés (§ 78), la Cour européenne des droits de l’homme rejoint, sinon s’approprie, les enseignements délivrés par la Cour de justice dans l’arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid 87. En rappelant que, si légitimes soient-ils à appliquer des règles spécifiques aux demandes d’asile répétitives ou manifestement infondées, en particulier celles introduites juste avant un éloignement programmé, les Etats n’en restent pas moins liés par leurs obligations au titre de l’article 3 (§ 69), elle creuse le sillon de son précédent arrêt M.D. et M.A. c/ Belgique 88, qui avait déjà condamné une approche trop restrictive des éléments probatoires. Au total, la présomption – courante – de manœuvres purement dilatoires s’en trouve doucement mais sûrement minée.
40. Effectivité du droit des demandeurs d’asile à un hébergement (bis). Stigmatisant l’inexécution pendant plusieurs mois d’une décision de justice interne définitive, qui ordonnait aux autorités de fournir un hébergement et une assistance matérielle à un demandeur d’asile guinéen, l’arrêt du 18 juillet 2023, Camara c/ Belgique (n°49255/22), présente – sous des dehors confirmatifs – plusieurs traits significatifs.
Le premier, qui interroge, se rapporte à l’admission passablement paradoxale 89 d’une objection de non-épuisement des voies de recours internes au grief tiré de l’article 3 CEDH, consistant en somme à imposer une action en réparation devant les tribunaux nationaux après que la saisine de la Cour a permis au provisoire de faire cesser la violation alléguée.
Le deuxième, plus positif, tient à la rupture consommée sur la jurisprudence Maaouia c/ France 90, qui soustrait les contestations relatives à l’entrée et au séjour des étrangers à l’empire du droit à un procès équitable. Certes, l’applicabilité de l’article 6 CEDH au contentieux de l’hébergement des demandeurs d’asile a déjà été admise par l’arrêt M.K. et autres c/ France 91, mais dans des circonstances où les mesures de référé inexécutées avaient pour base des prévisions législatives en matière d’action sociale. Au contraire, les réclamations du requérant se fondaient ici sur les droits propres à son statut, auxquels le juge européen reconnaît pourtant sans état d’âme une nature civile en l’absence de contestation par les parties (§ 93). Non sans quelque logique, le régime de l’asile, qui ne réserve pas tout à la fait les mêmes pouvoirs discrétionnaires à l’Administration, se détache de celui de la police des étrangers.
Enfin, le troisième intérêt de l’arrêt, mais non le moindre, se mesure à l’envergure des enjeux. Car pour avoir été le premier, le requérant est loin d’avoir été le dernier demandeur d’asile à obtenir un toit sur indication de la Cour, puisque, du 31 octobre 2022 au 23 mai 2023, cette dernière a accordé de semblables mesures provisoires à 1710 d’entre eux, tous confrontés à l’inexécution persistante d’ordonnances définitives rendues par le même tribunal du travail de Bruxelles (§85). Aussi en appelle-t-elle en l’occurrence au respect de la prééminence du droit et au principe de la sécurité juridique (§ 117) pour fustiger ce qu’elle qualifie de « refus caractérisé » de se soumettre aux injonctions du juge interne, portant atteinte à la substance même du droit garanti par l’article 6§1 (§ 121). C’est dire combien, malgré les efforts déployés par les autorités pour remédier à la saturation du dispositif national d’accueil (§§ 114-116), les difficultés matérielles créées par la crise migratoire ne dédouanent pas l’Etat défendeur de sa « carence systémique ». Si, comme le souligne le juge Frédéric Krenc dans son éclairante opinion séparée (pt. 13), l’exécution de la mesure provisoire a permis au Gouvernement d’éviter avec succès un examen au fond du grief pris de l’article 3, les pouvoirs publics belges n’en sont donc pas moins appelés – au titre de l’article 46 CEDH, établissant la portée obligatoire des arrêts de la Cour – à prévenir la répétition de l’illicite, en prenant toutes mesures générales nécessaires pour mettre fin à l’incapacité des autorités nationales à se conformer à la loi interne sur le droit à l’hébergement des demandeurs d’asile (§ 145). In fine, le recours à un arrêt quasi-pilote est ainsi de nature à profiter indirectement à la mise en œuvre du cadre juridique établi au niveau de l’Union européenne 92.
Dans d’autres domaines, les rapports de système sont toutefois moins symbiotiques.
41. Garantie du droit de sortie face aux arrangements avec l’Union en matière de contrôle des frontières. À l’heure où l’Union européenne attache un prix particulier à la coopération avec ses voisins des Balkans occidentaux, pour qu’ils contribuent à sécuriser les frontières extérieures de l’espace Schengen et qu’ils jugulent les départs à partir de leur territoire, l’arrêt du 24 octobre, Memedova c/ Macédoine du Nord (n° 42429/16) se distingue par un constat de violation doublement motivé du droit de quitter tout pays, y compris le sien, garanti par l’article 2 § 2 du Protocole n° 4. Dans le prolongement du point précédent, il est d’ailleurs permis de signaler incidemment que la violation de cette disposition a aussi donné lieu, avec l’arrêt du 11 juillet 2023, S.E. c/ Serbie (n° 61365/16) à l’adoption d’un arrêt quasi-pilote à propos du refus de délivrance d’un document de voyage opposé pendant sept années à un ressortissant syrien ayant obtenu le statut de réfugié, en raison de l’absence de dispositions réglementaires d’application de la législation interne relative à l’asile. Mais s’agissant en l’espèce du refus d’autoriser cinq Macédoniens d’origine rom à sortir de leur pays, se voit d’abord mise en cause la place très ambiguë accordée au Code frontière Schengen 93dans l’ordre juridique interne de l’Etat défendeur, alors en phase de pré-adhésion à l’Union. Sans s’arrêter au défaut de prévisibilité de la base légale, la Cour entend ensuite marteler le principe déjà établi par l’arrêt Stamose c/ Bulgarie 94, suivant lequel l’imposition automatique d’une interdiction de quitter son propre pays, infligée pour une infraction à la législation sur l’immigration d’un autre Etat, indépendamment de certaines situations impérieuses et sans prise en compte des circonstances individuelles, ne peut être qualifiée de nécessaire dans une société démocratique (§ 73). En soi, la logique n’est sans doute pas si éloignée de celle développée par la Cour de justice à propos de la liberté de circulation des citoyens de l’Union 95 ; la différence est qu’elle a vocation à bénéficier en l’occurrence à tout individu…
42. Remise en cause de la gestion des migrants en Italie. Dans le prolongement de l’arrêt du 30 mars 2023, J.A. et autres c/ Italie 96, un arrêt d’espèce du 16 novembre, A.E. et autres c/ Italie (n° 18911/17) illustre les dérives qui ont cours en matière de gestion des frontières extérieures et de lutte contre l’immigration irrégulière. L’affaire concerne quatre ressortissants soudanais, qui ont depuis lors reçu le statut de réfugiés mais qui, après leur arrivée en Italie durant l’été 2016, firent d’abord l’objet de tentatives d’éloignement forcé. Si les griefs tenant à une absence de prise en compte des risques encourus en cas de retour au Soudan sont écartés en raison de l’attribution d’une protection internationale, une violation de l’article 3 CEDH est en revanche retenue, du fait des conditions dans lesquelles les requérants furent arrêtés et transférés de Vintimille au « hotspot » de Tarente, sans savoir où ils allaient, ni pourquoi ils y étaient conduits. La caractérisation d’un traitement dégradant, en l’occurrence, se fonde essentiellement sur l’effet cumulé des mesures auxquelles ils ont été soumis, à commencer par un examen médical qui a conduit à les laisser nus pendant dix minutes, parmi de nombreux autres migrants, sans la moindre intimité et sous la surveillance de la police jusqu’à de longs voyages en autobus, à intervalles rapprochés, au plus fort de l’été, sans nourriture ni eau en suffisance, dans un climat de menace et de violences. Pour trois d’entre eux, dont l’interpellation et le transfert se sont opérés avant toute notification d’un refus d’entrée, la Cour constate également une privation de liberté arbitraire, contraire à l’article 5. Précédemment, un arrêt du 31 août 2023, M.A c/ Italie (n°70583/17) avait aussi conclu – sans surprise – à une violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants dans le chef d’une ressortissante ghanéenne, mineure non-accompagnée à l’époque des faits, placée pendant huit mois en 2016-2017 dans un centre d’accueil pour adultes, au mépris de sa vulnérabilité particulière (augmentée par les abus sexuels dont elle avait été victime dans son pays d’origine puis dans son pays de premier asile). À la lumière de ces condamnations rétrospectives qui s’accumulent, le gouvernement italien serait donc bien inspiré de revoir ses méthodes…
C. Boiteux-Picheral
Notes:
- Voir le communiqué de presse CEDH 241 (2023) du 2 septembre 2023, disponible sur le site internet de la Cour. ↩
- Voir la précédente livraison de la chronique. ↩
- Voir sur ce point : T. Larrouturou, « Plaidoyer pour la motivation des mesures provisoires adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2023, pp. 343 s. ↩
- 25 avril 2017, Rezmiveș et autres c/ Roumanie, nos61467/12 et autres. ↩
- Ceci lorsqu’est rapportée la démonstration qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, à la suite de sa remise à l’État membre d’émission, une personne courra un risque réel d’être soumise, dans celui‑ci, à un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la Charte, en raison des conditions dans lesquelles elle sera détenue dans cet État : CJUE, Gde ch., 15 oct. 2019, Dumitru-Tudor Dorobantu, C-128/18. ↩
- Voir en l’occurrence : https://johan-callewaert.eu/fr/preventive-convention-control-by-the-ecthr-over-the-execution-of-european-arrest-warrants/ ↩
- Affaire pendante Neves 77 Solutions SRL, C‑351/22 et affaires pendantes jointes KS et KD, C‑29/22 P et C‑44/22 P. ↩
- nos64371/16 et 64407/16. ↩
- 25 mai 2021, Big Brother Watch et autres c/ Royaume-Uni, nos58170/13 et autres. ↩
- Nous traduisons. ↩
- 27 juin 2023, no27094/20 ↩
- 16 mai 2023, nos4188/21 et autres ↩
- 5 décembre 2023, nos 3030/21 et autres. ↩
- Voir notamment : Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c/ Pologne, 7 mai 2021, no 4907/18 ↩
- Voir, parmi beaucoup d’autres : 4 déc. 1995, déc. Tauria et autres c/ France, no 28204/95. ↩
- Voir les statistiques données par l’Institut national d’études démographiques ↩
- Voir les statistiques de la Commission européenne ↩
- 1er juill. 2014, S.A.S. c/ France, no 43835/11. ↩
- AJDA, 2024, pp. 199 s. ↩
- no 21881/20 ↩
- « Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », La Gazette du Palais, 16 avril 2024, no 13. ↩
- 1er juin 2023, no 19750/13. ↩
- 1er juin 2023, no 24827/14. ↩
- Conformément aux articles 189 § 4 de la Constitution et à l’article 82 b) de la loi sur le Tribunal fédéral, seuls les actes normatifs cantonaux peuvent être portés devant le Tribunal fédéral en tant que tels dans le but d’en alléguer l’inconstitutionnalité, § 150 de l’arrêt commenté ↩
- Décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021 ↩
- Pour un commentaire substantiel, voir G. Gonzalez, « De la compatibilité entre l’idéologie salafiste « scientifique » et la profession d’agent de sécurité », RTDH, 2024, à paraître ↩
- P16-2023-001 ↩
- On le sait, cette démarche fût inaugurée dans l’affaire Von Hannover n° 2 c/ Allemagne du 7 février 2021 ↩
- Déc. 27 juin 2017, Belkacem c/ Belgique, n° 34367/14 ↩
- En ce sens, Déc. 14 oct. 1999, C.R. c/ Suisse, n°40130/98 sur le retrait d’une autorisation d’exploiter une agence de sécurité privée en raison de liens du requérant avec une secte ↩
- Déc. 12 juin 2012, Hizb ut-Tahrir e.a. c/ Allemagne, n° 31098/08 : interdiction des activités d’une association islamiste prônant le recours à la violence ↩
- Commission européenne c/ République de Pologne, aff. C-192/18. ↩
- no 25226/18 et autres. ↩
- Voir par exemple, pour l’interdiction faite à un juge d’exercer ses fonctions judiciaires consécutivement à une réforme législative : 22 juillet 2021, Gumenyuk c/ Ukraine, no 11423/19. ↩
- Voir : 8 novembre 2021, Dolinska-Ficek et Ozimek c/ Pologne, nos 49868/19 et 57511/19. ↩
- no50849/21. ↩
- no41298/21. ↩
- De nombreuses requêtes portées par des personnes ayant souhaité porté plainte contre des ministres ont en revanche été tranchées par le passé : voir par exemple la décision du 29 mai 2001 P.P. c/ France, no55003/00. ↩
- no41236/18. ↩
- nos72173/17 et autres. ↩
- 13 juillet 2016, no 387763. ↩
- voy. nos obs., cette chronique, RDLF, 2020, n° 75 ↩
- n°47833/20, obs. M. Levinet, Les Cahiers Portalis, 2023/2, p. 179-184 ↩
- Il y a bien l’arrêt Ayoub c/ France du 8 octobre 2020 dans lequel le juge européen appliqua directement et sans coup férir la clause d’interdiction d’abus de droit à propos de la dissolution des associations « l’Œuvre française » et les « Jeunesses nationalistes » (art. 11), mais la référence à l’homophobie était en l’espèce évasive ↩
- Gde ch., 23 janv. 2023, n°61435/19 ↩
- Après notamment la décision Belkacem c/ Belgique, 27 juin 2017, n° 34367/14, appliquant pour la première fois, la clause d’interdiction d’abus de droit à un discours de haine en ligne ↩
- Déc. 11 mars 2020, Platini c/ Suisse, n° 526/18 ↩
- 20 juillet 2001, Pellegrini c/ Italie, n°30882/96, obs. J.-F. Flauss, RTDH, 2002, pp. 474 ↩
- Le lecteur pourra lire avec intérêt l’étude des conseillers d’Etat C. Malverti et C. Beaufils, « Mélanges procréatifs », AJDA 2019 p.2479, qui fait pièce à l’argument de la mise en œuvre systématique d’un contrôle in concreto. Contra., N. Le Bonniec, « L’anonymat du don de gamètes en France : un possible terrain d’inconventionnalité ? », RDSS, 2017, p. 281 qui avait prédit une condamnation de la France ↩
- § 65, dans le droit fil de l’arrêt Pejřilová c/ République tchèque du 8 décembre 2022, même si la Cour prend bien de distinguer ces affaires : l’interdiction était limitée dans l’affaire Pejřilová au territoire national ↩
- Par exemple, 13 juill. 2006, Jäggi c/ Suisse, n° 58757/00 ↩
- loi n° 2021-1017 relative à la bioéthique du 29 juin 2021 ↩
- Les personnes majeures nées d’un don de gamètes ou d’embryons adressent à la commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur une demande d’accès à ces informations ; puis la commission contacte le tiers donneur afin de solliciter et de recueillir son consentement à la communication de ses données non identifiantes et de son identité ↩
- Cette situation concernait une des requérantes, qui n’a pu avoir accès à aucune données même non-identifiantes ↩
- § 164, cf. nos obs. sur l’arrêt Xero Flor c/ Pologne, RDLF, 2021, n°36 ↩
- F. Sudre, « La perméabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux droits sociaux », in Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 467 ↩
- L. Burgorgue-Larsen, « Actualités de la Convention européenne des droits de l’homme », AJDA 2024, p. 199 ; J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Année 2023 », Droit social, p. 311 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 12 nov. 2008, n° 34503/97, §§ 85-86 ↩
- Cour EDH, 8 avril 2014, 31045/10, § 98 ↩
- Voir sur ce point les références et les extraits cités aux § 53, § 54 et § 60 de l’arrêt ↩
- Cour EDH, 26 septembre 1995, n° 17851/91, § 68 ↩
- Six critères sont énoncés : i) la nature et la portée de la restriction au droit de grève, ii) les mesures prises pour permettre aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires eux-mêmes de protéger les intérêts professionnels, iii) le ou les objectifs poursuivis par l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, iv) les autres droits associés au statut de fonctionnaire, v) la possibilité d’enseigner dans un établissement scolaire public en tant que contractuel du secteur public jouissant du droit de grève, et vi) la sévérité des mesures disciplinaires litigieuses ↩
- 12 juin 2018, affaire n°2 BvR 1738/12 et autres, dont le résumé détaillé est exposé aux §§ 20-36 ↩
- Voir le parallèle entre le § 137 de l’arrêt et le § 34 ↩
- § 144, qui fait pendant au résumé du § 34 ↩
- D’ailleurs âprement plaidées en l’occurrence par le syndicat allemand de fonctionnaires le plus représentatif, dans une tierce intervention au soutien du gouvernement, sur laquelle la Cour s’appuie elle-même à deux reprises, § 138 et § 144 ↩
- 21 avril 2009, n° 68959/01, § 32 : « si l’interdiction du droit de grève peut concerner certaines catégories de fonctionnaires […], elle ne peut pas s’étendre aux fonctionnaires en général, comme en l’espèce » ↩
- Gde ch., 12 nov. 2008, Demir et Baykara, § 154 ↩
- D’autres affaires ont déjà porté sur le droit des personnes âgées à une assistance personnelle pour respecter leur dignité et leur autodétermination, tels l’arrêt du 20 mai 2014, Mc Donald c/ Royaume-Uni, n° 4241/12 ou celui du 8 février 2022, Jivan c/ Roumanie, n° 62250/19, mais s’agissant spécifiquement d’un placement dans un foyer médicalisé, ne peut guère être cité qu’un arrêt d’espèce du 26 février 2002, H.M. c/ Suisse, n° 39187/98, concluant à une non-violation de l’article 5 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 5 juin 2015, n° 46043/14, § 102 : « un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d’une personne vulnérable s’il existe un risque que les droits de la victime directe soient privés d’une protection effective et à condition que l’auteur de la requête et la victime ne se trouvent pas dans une situation de conflits d’intérêts » ↩
- Cour EDH, 24 March 2009, Berková c/ Slovaquie, n° 67149/01, § 164 ; 18 septembre 2014, Ivinović c/ Croatie, n°13006/13, § 35 ; 18 mai 2021, M.K. c/ Luxembourg, n° 51746/18, § 53 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 17 janvier 2012, Stanev c/ Bulgarie, n° 36760/06, § 102 ↩
- Cour EDH, 10 janvier 2012, n° 30765/08, JCP G 2012, act. 79, obs. C. Picheral ↩
- Cour EDH, Gde ch., 9 avril 2024, Carême c/ France, n° 7189/21. Comme on y reviendra dans la prochaine livraison, le motif d’irrecevabilité est autre dans l’affaire Duarte Agostinho et autres c/ Portugal et 32 autres Etats membres, n° 39371/20, jugée le même jour ↩
- Cour EDH, 24 janvier 2019, n° 54414/13, cette Chron., RDLF 2019, n° 47 ↩
- Voy. cette Chron., RDLF 2022, chron. n° 44, II B. Dans le même sens, la requête Di Caprio et autres c/ Italie, n° 39742/14, semble s’être définitivement enlisée, depuis sa communication au gouvernement le 5 février 2019 ↩
- Voy. les arrêts en manquement sur manquement contre l’Italie, CJUE, 2 décembre 2014, aff.C-196/13 ; ECLI:EU:C:2014:2407 et 16 juillet 2015, aff. C-653/13, ECLI:EU:C:2015:478 ↩
- Cour EDH, 7 janv. 2010, Rantsev c/ Chypre et Russie, n° 25965/04 ↩
- Se développe en effet une technique dite du « loverboy », qui préoccupe notamment l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol), comme en témoigne la publication en ligne le 23 octobre 2023 d’un guide, How not to fall for the lover boy scam | Europol (europa.eu) ↩
- Varsovie, 16 mai 2005, STCE n° 197 ↩
- Fut-ce pour garantir une immunité pénale aux victimes, voir Cour EDH 16 février 2021, V.C.L. et A.N. c/ Royaume-Uni, n°77587/12 74603/12, cette Chron. RDLF 2021, chron. n° 36, VI ↩
- Voy., concernant la France, le rapport du GRETA cité au § 94 de l’arrêt ↩
- Texte de compromis du 23 janvier 2024 sur la proposition COM (2022)732, document ST_5911/24_INIT ↩
- A contrario, voir par exemple Cour EDH, 4 avril 2019, G.S. c/ Bulgarie, n° 36538/17, §§ 90-93, cette Chron. RDLF 2019, chron. n° 47, II, s’agissant des assurances diplomatiques fournies par les autorités iraniennes ↩
- Cour EDH, 17 janvier 2012, n°8139/09 ↩
- Cour EDH, 20 septembre 2007, n° 45223/05, § 65 ↩
- 10 juin 2021, aff. C-921/19, ECLI:EU:C:2021:478, pt. 40 et pt. 44-45 ↩
- Cour EDH, 19 janv. 2016, n° 58689/12, § 56 et §§ 64-65 ↩
- Voir sur ce point les critiques formulées par le juge Krenc dans son opinion séparée ↩
- Cour EDH, Gde ch., 5 octobre 2000, n°39652/98, § 40 ↩
- Cour EDH, 8 décembre 2022, n° 34349/18, cette Chron. RDLF 2023, chron. n° 25, II ↩
- Directive 2013/33 du 26 juin 2013 relative aux conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, art. 18 ↩
- A l’époque des faits, règlement 562/2006/CE du 16 mars 2006, désormais abrogé et remplacé par le règlement 2016/399/UE du 16 mars 2016 ↩
- Cour EDH, 27 novembre 2012, n° 29713/05, § 36 ↩
- CJUE, 10 juillet 2008, Jipa, aff. C-33/07, ECLI:EU:C:2008:396, pt. 26 ↩
- Cette Chron. RDLF, 2023, chron. n° 48, §§ 26-27 ↩